La Théologie et les Animaux, Jean Nakos

, par Estela Torres

 LA THÉOLOGIE ET LES ANIMAUX
 (Cet article est tiré de l’Avant-propos et du chapître « La Théologie de l’animal » de l’opuscule de Jean Nakos « Plaidoyer pour une Théologie de l’animal », Édition artisanales Cécile de Ramay, Lyon 2001, Copyright © Jean Nakos 2001)
 

« ... La théologie de l’animal n’a pas été faite, elle n’est même pas commencée ; ce sera la tâche des Chrétiens du XXI siècle... »
 Cette phrase a été prononcée par Jean Guitton lors du colloque « Droits de l’animal et pensée chrétienne » (1) (Jeudi 16 octobre 1986. Colloque organisé par la « Ligue française des droits de l’animal), 39, rue Claude-Bernard, 75005 Paris, Actes du colloque, page 70) Elle n’est pas un mot d’esprit. Elle exprime le besoin ressenti par de nombreux chrétiens appartenant à toutes les confessions. Du plus modeste fidèle jusqu’à l’érudit le plus fin, ces chrétiens nous disent (2) (Témoignages écrits recueillis par l’auteur) qu’ils appellent de leurs vœux une réflexion théologique approfondie sur la question. Tant il est vrai que le respect sinon l’amour de toutes les créatures est inscrit dans le message chrétien et que beaucoup l’ont compris et vécu. Certains religieux regardent même la protection animale comme un apostolat peu compris mais qui fait partie maintenant de l’approfondissement constant des données de la Révélation.
 
Mais pourquoi tant de chrétiens demandent-ils une réflexion théologique approfondie au sujet de l’animal ? Une réponse est donnée par Jean Guitton : « En réflechissant sur l’animal, on se trouve donc au cœur de ce qu’il y a de plus incompréhensible dans le mystère chrétien : la souffrance de l’innocent ; nous voilà en présence d’une forme de souffrance encore plus mystérieuse que celle de l’homme pécheur (racheté par la souffrance du Christ innocent mort pour les fautes de celui-là). La souffrance d’un être pur et innocent – l’animal – nous oblige à projeter sur la bête, des lumières nouvelles. » (3) (Colloque de la LFDA, id.)
 
« On ne mesure pas quel mystère on aborde en parlant de la souffrance animale », nous dit Michel Damien. (4) (Michel Damien, « L’animal, l’homme et Dieu », Ed. Du Cerf, Paris 1978, page 107). Le cardinal Newman l’avait pressenti mais il n’a pas creusé théologiquement le sujet. C’est, peut-être, parce que « c’est un domaine où peu d’écrivains s’aventurent. On dirait qu’on redoute d’y prendre des risques » (5) (Lettre à l’auteur, 31 janvier 1997) estimait, d’une manière générale, le regretté Père Georges Passelecq de Maredsous.
 
Albert Schweitzer, quant à lui, a attaqué le problème sans hésitation, mais il l’a fait en privilégiant l’aspect éthique et non pas l’aspect théologique. Depuis une quarantaine d’années, le Professeur Andrew Linzey, membre de la Faculté de Théologie de l’Université d’Oxford , fondateur et directeur du Centre d’Oxford pour l’Ethique et l’Animal (www.oxfordanimalethics.com ), prêtre anglican, ose braver toutes les idées préconçues en essayant d’édifier, en langue anglaise, une théologie systématique de l’animal.
 
 ***
 
A vrai dire, une théologie de création et de créatures existe depuis longtemps. C’est la théologie patristique transmise surtout par les Eglises d’Orient. Mais il se trouve que les Eglises Orthodoxes, craignant les implication morales, ont toujours su mettre en place des freins pastoraux afin de stopper toute tentative concrète de libération de l’animal et de sortie de l’anthropocentrisme. Il vaudrait mieux retravailler les ressources que nous avons à notre disposition afin d’éliminer les rouilles et les habitudes qui ont enlaidi l’authentique tradition chrétienne qui est œcuménique, cosmique, théocentrique.
 
L’ancienne théologie chrétienne enseigne que « toute chose est imprégnée et maintenue dans l’existence par les énergies incréées de Dieu devenant ainsi une théophanie qui révèle Sa présence. Toute chose renferme un principe intérieur, son « logos », implanté par le Logos Créateur. A travers ces « logoi » nous entrons en communion avec le Logos. Dieu est au-dessus et au-delà de toute chose. En tant que Créateur, Il est également au cœur de toute chose ». (6) (Mgr Kallistos Ware, « Approches de Dieu dans la tradition orthodoxe », Desclée de Brouwer, Paris 1982, page 183).
 
Comme disait le métropolite Philarète (1786-1867) de Moscou, « toutes les créatures sont posées sur la parole créatrice de Dieu, comme sur un pont de diamant, au dessous de l’abîme de l’infinité divine, au-dessus de l’abîme de leur propre néant ». (7) (id., page 74)
 
Dans ces queleques lignes on retrouve certains points fondamentaux de la théologie trinitaire et patristique de la tradition du Christianisme d’Orient. Le Logos, les logoi, les énergies incréées de Dieu.
 
Qui sont les promoteurs de cette théologie ? Mais tout simplement quelques grands noms de l’Eglise primitive ainsi que de la Tradition orientale.
 
L’Apôtre et Evangéliste saint Jean est appelé « Théologien » par cette tradition, justement parce qu’il commence son Evangile par la Théologie du Logos incarné. « Au commencement était le Verbe et le Verbe était avec Dieu et le Verbe était Dieu. Il était au commencement avec Dieu. Tout fut par lui et sans lui rien ne fut. » (Jn 1.1-3 ) « Et le Verbe se fait Chair et il a habité parmi nous. » (Jn 1.11)
 
Dans le « Dialogue avec Tryphon », saint Justin Martyr (v 100-v 165) développe le thème de Logos. Il y affirme que l’âme de l’homme est d’essence spirituelle. Elle est de la même nature que celle du cheval et de l’âne ! Saint Irénée de Lyon, saint Athanase (« Le Christ est le Sauveur de l’Univers »), saint Grégoire de Nysse, saint Maxime le Confesseur, mais aussi les créateurs des liturgies dites de saint Jacques, de saint Basil, de saint Jean Chrysostome et tant d’autres, ne cessent de répéter que Jésus Christ, le Logos, le Verbe Incarné est le Christ cosmique et - comme le dit l’Apôtre Paul - premier-né de toute créature (cf Col 1.17) « car Dieu s’est plu à faire habiter en lui toute la Plénitude et par lui à réconcilier tous les êtres pour lui, aussi bien sur la terre que dans les cieux, en faisant la paix par le sang de sa croix. » (Col 1. 19-20)
 
Bien entendu, cette vision n’est pas propre à la Tradition de l’Orient. Saint Jean de la Croix écrit qu’en s’unissant avec l’homme, Dieu est uni avec la nature de toutes les créatures.(8) (cité par Andrew Linzey, in « Animal Theology », SCM, Londres 1994, page 10). D’autres théologiens occidentaux la partagent.
 
Des matériaux pour une théorie actualisée de l’animal pourraient être pris dans l’œuvre du théologien allemand Jürgen Moltmann et plus précisement dans sa doctrine de la création. Selon Moltmann, ce qui conduit à la crise écologique actuelle, c’est la relation entre l’homme et la nature qui est une relation de domination et d’exploitation. (9) [Pour une confirmation instructive du constat de Moltmann, on peut se référer à une entrevue d’Elio Di Rupo, président du parti socialiste francophone de Belgique, ministre-président de la Région wallone(NDLR : Aujourd’hui, premier ministre de la Belgique) : « La suprématie de l’être humain est fondamentale. Ce n’est donc pas la nature qui doit l’emporter sur celui-ci ; » Cf. « Le P.S, Participation honorable et déterminante » par Olivier Mukuna in « Le Journal du Mardi », No 51, Bruxelles 16 au 22 mai 2000. Cette opinion de M. Di Rupo est partagée par George W. Bush et par beaucoup de dignitaires chrétiens de toutes les confessions.] . Moltmann propose de les remplacer par une relation de communauté qui respectera l’indépendance de la nature. L’homme doit réfléchir. L’être humain, qui est fait à l’image de Dieu, a une place de distinction au sein de la nature mais il n’est pas son propriétaire et ne peut pas être son despote. L’être humain et la nature appartiennent à une communauté de création, qui, en tant que création, n’est pas anthropocentrique mais théocentrique. Pour élaborer théologiqueme la relation mutuelle de l’homme avec la nature, Moltmann fait appel à sa doctrine de Dieu dont les trois hypostases fournissent un modèle de vie pour la création.
 
Toujours selon Moltmann, la relation de Dieu avec sa création est une relation d’interférence mutuelle. Parce que Dieu est transcendant au-delà du monde et immanent par le Saint Esprit. Avec la notion de l’Esprit, Moltmann est en mesure d’inclure la nature et les créatures non humaines dans son concept général de l’histoire trinitaire. Dès la Genèse, toute la Création a une orientation messianique vers un tout futur. La finalité eschatologique de l’humanité ne se situe pas au-dessus ou en dehors du reste de la Création mais elle confirme sa solidarité et sa relation avec elle. Moltmann voit la continuité qui existe entre la Création et la Rédemption. En cela il n’est pas le seul. Les théologiens actuels, les papes Paul VI et Jean-Paul II y compris, qui ont parlé en faveur de l’animal, n’ont pas manqué de voir cette continuité. Et comment pouvaient-ils ne pas la voir quand elle est si visible dans l’Epître aux Romains (8. 19-23) , (10)(Cf. Jürgen Moltmann, « God in Creation », SCM Press, Londres 1985 et « The Future of Creation », SCM Press, Londres 1979)
 
Dans son intervention au colloque de la Ligue des Droits de l’Animal (voir plus haut), Théodore Monod proposa, quant à lui, le recours à la pensée religieuse de A.N. Whitehead et à la théologie dite du « Process » comme indicateurs de direction. Elles pourraient, dit-il, orienter la réflexion de la théologie classique en ce qui concerne l’attitude du christianisme à l’égard de l’animal.
 
Alfred North Whitehead (1861-1947) était un mathématicien et philosophe britannique. La théologie du « Process », dont il fut l’un des pionniers, est un courant théologique qui accorde une importance particulière aux notions du mouvement et du devenir et qui affirme la participation du divin.

 
Voici le point de vue de l’un des representants de ce mouvement : « Comme l’amour de Dieu, contrairement au nôtre, est pur et sans limites et comme Dieu peut participer et participe pleinement à l’être de toutes les créatures, pour Lui le moment présent ne glisse jamais dans le passé comme cela se fait pour nous. Chaque moment maintient sa vivacité et son intensité éternellement dans son amour et son jugement qui sont parfaits. Il connait toutes les choses pour ce qu’elles sont et il continue de les connaître et de les chérir d’un bout à l’autre des siècles sans fin, dans la plénitude des richesses de leur être actuel. En d’autres termes, comme Dieu a affecté et en même temps il est affecté par tout ce qui existe, toute chose est dans chaque présent littéralement ressuscitée ou restaurée en la vie divine éternelle de laquelle elle ne pourra pas être rejetée . » (11) ( Cf. Schubert Ogden, « The Reality of God », SCM Press, Londres 1966)
 
Le travail universitaire et les œuvres théologiques du Professeur Andrew Linzey sont parmi les premiers efforts entrepris afin d’élaborer une théologie systématique actuelle propre à la question animale. Andrew Linzey est un prêtre anglican, actuellement directeur de l’ « Oxford Centre for Animal Ethics », ancien aumônier et directeur du Centre d’Études théologiques de l’Université d’Essex. C’est lui qui a occupé le premier poste au monde de directeur de recherches en théologie et bien-être des animaux, d’abord au Mansfield College d’Oxford et ensuite au Blackfriars Hall d’ Oxford (tenu par les Dominicains). Andrew Linzey a été aussi professeur spécial de théologie à l’Université de Nottingham, à l’Université Saint-Xavier de Chicago etc. Il est membre de la Faculté de Théologie de l’Université d’Oxford. Il a écrit de très nombreux livres et articles concernant la théologie et les animaux. Son premier livre « Animal Rights ; A Christian Assessment » a été publié (SCM, Londres) en 1976 et, avec d’autres ouvrages de philosophie morale publiés à l’époque, a déclenché une vague favorable aux droits de l’animal. En 1989, il a édité avec Tom Regan le livre « Animals and Christianity : A Book of Readings » (SPCK Londres et Croassrod New York, 1989). Il s’agit d’un recueil de textes d’auteurs chrétiens, tels que saint Augustin, saint Thomas d’Aquin, Karl Barth, Calvin, Albert Schweitzer, Paul Tillich, John Wesley et d’autres, dans lesquels ces grandes figures chrétiennes s’expriment sur la question animale.
 
A ce jour, l’ouvrage le plus caractéristique de l’effort entrepris par Andrew Linzey est son « Animal Theology » (SCM, Londres 1994, traduction en français : "Théologie Animale, éd. One Voice, 2009). Mais l’œuvre entière est importante et, de plus, loin d’être achevée . C’est pourquoi nous ne survolerons ici que deux points significatifs.
 
En général, les rares auteurs chrétiens qui expriment des idées favorables aux animaux essaient de ménager saint Augustin et saint Thomas d’Aquin qui sont parmi les principaux responsables de l’insensibilité d’une grande partie de l’Eglise d’Occident à l’égard de la souffrance animale. Les auteurs focalisent l’attention du lecteur sur la théorie de l’animal-machine de Descartes et de ses disciples. De cette façon, ils évitent de heurter de front la sensibilité des catholiques et de beaucoup de protestants qui est encre dominée par le prestige immense dont jouissent saint Augustin et saint Thomas d’Aquin. Andrew Linzey a le mérite d’avoir refusé cette solution facile. Il a décidé d’affronter les éléments de pensée de saint Augustin et de saint Thomas qui conduisent au durcissement de l’âme chrétienne à l’égard de l’animal.
 
Linzey entend dissiper tout malentendu entourant le « principe » que l’homme a des devoirs envers les autres hommes mais n’a aucun devoir envers les animaux. Ce « principe » n’est pas chrétien et n’a pas de base biblique. Son défaut théologique est qu’il perpétue deux axiomes d’Aristote en leur donnant l’aval chrétien. Le premier dit que seul l’être humain possède une capacité rationnelle. Le deuxième affirme que les animaux n’ont pas d’autre fin que de servir les êtres humains. Linzey note que saint Thomas, pour appuyer ces axiomes d’Aristote, se réfère aux versets 1.29 et 9.3 du livre de la Genèse qui sont ambigus en l’occurence. En fait ce qui se passe ici, c’est que saint Thomas, tout comme saint Augustin, a interprété les récits bibliques à la lumière aristotélicienne. L’héritage qu’ils ont laissé à l’Eglise d’Occident est donc plutôt grec aristotélicien que biblique. (12) (L’Eglise d’Orient n’est pas concernée par ce débat. En général, elle reconnaît avec des réserves une certaine autorité à saint Augustin, mais elle a toujours préféré la théologie des Pères grecs et orientaux. En schématisant, on pourrait dire que le début des reproches de rationalisme que l’Eglise d’Orient adresse à l’Eglise d’Occident coïncide avec le développement de certaines thèses de saint Augustin. Quant à la théologie scholastique, elle est postérieure à la séparation des deux Eglises. Par conséquent elle est extérieure à l’Eglise d’Orient. C’est donc l’Eglise d’Occident qui est concernée par les axiomes aristotéliciens avalisés par saint Augustin et saint Thomas.)
 
Mais l‘Eglise d’Occident n’est plus monolithique. Entre temps, il y a eu la Réforme et aujourd’hui nous avons grosso modo, d’un côté l’Eglise catholique romaine et de l’autre, les diverses dénominations protestantes, y compris les Eglises de la Communion anglicane. En ce qui concerne les Eglises protestantes, les axiomes aristotéliciens peuvent être désavoués s’ils n’ont pas d’appui biblique. C’est ici que le travail effectué par Linzey prend toute sa valeur. Si les axiomes concernant les animaux commencent à être rejetés par des protestants, l’édifice de la maltraitance des animaux prendra sérieusement des coups. Et, ceux parmi les théologiens catholiques qui veulent débarrasser la théologie catholique de cette rouille non biblique imposée par saint Augustin et saint Thomas trouveront peut-être le courage d’exprimer enfin, eux aussi, clairement et fortement, leur avis. Car il est grand temps de reconsidérer la question sous la lumière de la Bible et de l’approfondissement constant des données de la Révélation. D’ailleurs les derniers papes, notamment Paul VI et Jean-Paul II ont entrepris, avec des hésitations, il est vrai, mais enfin ils ont entrepris de commencer à liquider ce contentieux qui dresse certains milieux catholiques contre le monde animal. Par exemple : le 14 novembre 1979, le pape Jean-Paul II, en s’adressant à Paul Kruse, représentant des associations allemandes de défense des animaux, a déclaré que « la protection animale est une éthique chrétienne ». En 1983, à l’occasion du huitième centenaire de saint François d’Assise, Jean-Paul II écrivait aux Ministres Généraux des Ordres Franciscains que « Les créatures et les éléments ne seront plus protégés de toute violation que dans la mesure où on les considère comme des êtres auxquels l’homme est lié par des devoirs. » (13) (Cf. Jean Gaillard, « Les animaux, nos humbles frères », Fayard, Paris 1965, pages 20-21) Dans cet esprit, on doit considérer aussi l’Encyclique « Sollicitudo Rei Socialis » (14) (Cf. Andrew Linzey, « Animal Theology », page 148, note 23 page172 et page 201, ) et plus particulièrement le paragraphe 34 qui abandonne la thèse thomiste.
 
Le deuxième point que nous aborderons c’est l’insistance d’Andrew Linzey d’approfondir le sermon du Vendredi Saint, prêché en 1842, en l’église Sainte-Marie de l’Université d’Oxford, par le futur cardinal Newman (béatifié le 19.9.2010, par le pape Benoït XVI) quand il était encore prêtre anglican. Le sujet du sermon était la souffrance de l’Agneau de Dieu. John Henry Newman parle des souffrances infligées à Notre Seigneur Jésus Christ en comparaison avec les souffrances infligées aux animaux, aux petits enfants et aux vieillards. Entre autres choses, il dit ce qui suit :
 « Regardons avec quelle impression d’horreur nous lisons le récit des cruautés infligées aux animaux...Mais qu’est-ce que cela sinon le supplice infligé à Notre Seigneur ? »
 « Maintenant, en ce qui concerne la cruauté subie par les pauvres bêtes, qu’est-ce qui émeut le fond de notre cœur et qu’est-ce qui nous écœure si fort ? Je suppose ceci : D’abord, c’est qu’ils ne nous ont pas fait de mal ; ensuite, c’est qu’ils n’ont aucun moyen de résistance . C’est la lâcheté et la tyrannie dont ils sont victimes qui fait que leurs souffrances sont si émouvantes... Il y a quelque chose de très redoutable, de satanique quand on tourmente ceux qui ne nous ont jamais nui et qui ne peuvent pas se défendre ; ceux qui dépendent totalement de notre pouvoir. »
 « Pensez, mes frères, à vos sentiments relatifs à la cruauté infligée aux bêtes et vous allez ressentir ce que l’histoire de la Croix et de la Passion du Christ aurait dû éveiller en nous. »(15) (Cf. John Henry Newman, 12 Sermons sur le Christ, Seuil, Paris 1954, réédition 1995, pp. 148-150)
 
Linzey a parfaitement raison d’accorder une grande importance à ce sermon du cardinal Newman. C’est une réflexion théologique sur la souffrance en général et sur la souffrance de l’innocent en particulier incluant les animaux. Linzey explique que le Christ est l’indentification de Dieu à l’innocent souffrant. (15) Dans un article (« Animals Have Rights Too »), Linzey développe la réflexion à partir de la cruauté infligée aux animaux. Mais il laisse entrevoir des possibilités de développement théologique et philosophique qui dépassent ce point, pourtant crucial. Linzey, comme Newman, comme Guitton, comme Michel Damien, comme tant d’autres, commence à avoir l’intuition de quelque chose de très important et de très profond. Qu’est-ce donc que la souffrance de l’innocent ? D’où vient-elle et où conduit-elle ?
 
Gautama Siddhârtha, le Bouddha, a commencé sa quête spirituelle fasciné par la souffrance. Il a développé sa sagesse à partir de la souffrance. Les réponses qu’il a apportés ne peuvent nous satisfaire que partiellement car elles sont plutôt des réponses de comportement « pragmatique ». Ce dont nous avons besoin, nous chrétiens, c’est de savoir ce que Jésus Christ veut nous dire en marchant vers la Croix, en montant sur la Croix. Ce que Jésus Christ veut nous dire va sûrement au-delà de la réalite immédiate, au-delà de la souffrance, au-delà de toute « vacuité » et, peut-être au-delà de toute plénitude. Est-ce que le XXIème siècle donnera une réponse ? Qui sait ? En tout cas les efforts tels que ceux entrepris par Andrew Linzey sont plus que jamais indispensables. Prions pour qu’un Linzey catholique et un Linzey orthodoxe puissent unir leurs voix théologiques à la sienne pour que les Eglises chrétiennes étendent, enfin, leur compassion à tous les êtres vivants créés par Dieu.
J. N

LES CHRÉTIENS ET LES ANIMAUX
 
Richard Chartier, ofs, M.Sc.

 
 
 Dans le monde occidental, l’émergence de la protection animale se développe dès le 16e siècle en Angleterre avec l’arrivée de nouvelles sensibilités envers les animaux (voir à ce sujet l’excellent ouvrage de Keith Thomas "Dans le jardin de la nature, la mutation des sensibilités en Angleterre à l’époque moderne (1500-1800), éd. Gallimard, 1985) appuyées par l’enseignement religieux et philosophique de l’époque. Les protestants ont depuis longtemps développé une approche différente des catholiques par rapport à la nature et aux animaux. Ils considèrent en effet que protéger l’animal est un devoir moral pour le bien de l’humanité, rapprochant l’homme du plan de Dieu sur le monde.
 
En 1824, à Londres, la première société de protection animale au monde voit le jour sous le nom de Society for the Prevention of Cruelty to Animals (SPCA). Le fondateur est un pasteur, le révérend A. Broone. Des réformateurs protestants d’autres pays s’inspirent de cette œuvre humanitaire qui désire combattre la violence et la souffrance des créatures innocentes et fondent des SPCA : à New-York (1828), au Massachusetts (1835), au Wisconsin (1838), à Paris (1845) et à Montréal (1869). 
 
Pendant ce temps, L’Église catholique demeure généralement silencieuse sur la question animale jusqu’à tout récemment alors que Jean-Paul II a déclaré, en 1979, que la "protection animale est une éthique chrétienne". Alors que les protestants réfléchissent depuis longtemps sur une théologie de l’animal (le pasteur Andrew Linzey, auteur de plusieurs ouvrages sur la théologie et l’animal, dirige depuis 2006 le département "Oxford Centre for Animal Ethics" de l’Université d’Oxford, le premier centre universitaire théologique sur l’animal au monde), les catholiques préoccupés par la question animale tentent, de leur côté, d’établir une théologie catholique de l’animal, initiée principalement par des laïcs. Soulignons le travail extraordinaire de Jean Gaillard, co-fondateur avec Marguerite Prestreau en France de l’Association Catholique pour le Respect de la Création Animale, qui a rédigé de nombreux textes sur les animaux et le christianisme. Citons un extrait de l’introduction de son livre "Les animaux, nos humbles frères" (éd. Fayard, 1986) : "…les Églises chrétiennes ne se sont pas assez souciées du sort des animaux et du comportement de leurs fidèles envers eux. Elle provoque une réelle incompréhension chez ceux qui aiment les animaux et les éloigne souvent du christianisme, ce dont la majorité des chrétiens n’a même pas conscience, convaincus que les animaux n’ont rien à voir avec la religion. Cela est dommageable pour les animaux, pour les hommes et pour la religion".
 
Une autre organisation française, la Fraternité Sacerdotale Internationale pour le Respect de l’Animal (FSIRA), fondée en 2004, " a la particularité d’être composée majorit airement de prêtres de l’Église Catholique qui souhaitent promouvoir le débat sur l’Ani mal au sein de leur Église. Elle part du constat que, pour l’Église de ce début du XXIè siècle, d u fait de l’ère de l’industrialisation et de sa mondialisation, l’animal n’occupe plus la place que Dieu lui a accordé, notamment dans les textes fondateurs du judaïsme et du christianisme, textes de la Genèse et d’Isaïe. (extrait des statuts de l’organisme). Le fondateur, l’abbé Olivier Jelen, écrivait dans le bulletin (03-09) de l’organisme : "Notre Fraternité en appelle à l’ouverture des consciences, également dans l’Église, à la condition animale. Ouvrons les consciences de nos contemporains à l’importance d’une bonne gestion de la Création. Aucun être vivant ne doit souffrir du manque de respect à son égard. Dieu ne pose-t-il pas son regard aimant de Créateur sur tous les êtres vivants ? "