L’émergence de la cause animale en théologie protestante par Frédéric Rognon

, par Pierre

Frédéric Rognon [1], « L’émergence de la cause animale en théologie protestante », in : Aurélie Choné, Isabel Iribarren, Marie Pelé, Catherine Repussard, Cédric Sueur, Les études animales sont-elles bonnes à penser ? Repenser les sciences, reconfigurer les disciplines, Paris, L’Harmattan (coll. Sciences et Société), 2020, p. 15-38

@EstelaTorres

L’animalité a longtemps été négligée par les théologiens protestants, à commencer par les Réformateurs. Les résistances à la prise en compte de la question animale sont de divers ordres : culturels, identitaires, herméneutiques, et enfin proprement dogmatiques.
Culturels, car les protestants n’échappent évidemment pas au contexte anthropocentriste, voire spéciste, qui est celui de la société occidentale dans sa globalité, notamment depuis la Renaissance, et donc à l’époque de la Réforme. Dans son commentaire de l’épître de l’apôtre Paul aux Romains [2], Martin Luther met en évidence la vanité des créatures et la promesse de leur libération à venir, en se focalisant sur la créature humaine [3]. Dans ses Propos de table, le Réformateur affirme que « dans le royaume du ciel il y aura les chiens et les autres animaux » et que « Dieu créera de nouveaux toutous et de nouveaux petits chiens dont la peau sera d’or, les poils et boucles en pierres précieuses » [4]. Le statut de ces Tischreden n’est cependant pas comparable à celui de ses œuvres exégétiques : il convient plutôt d’y discerner une forme de légèreté, de plaisanterie, si ce n’est de dérision.
À ce frein général s’ajoute un facteur identitaire de démarcation à l’égard de la tradition romaine, qui fera longtemps obstacle par exemple au végétarisme, pratiqué dans les monastères ou par de nombreux croyants durant le Carême, et qui s’apparente ainsi aux yeux des protestants à une tendance crypto-catholique, c’est-à-dire légaliste.

Une résistance herméneutique s’exprime également, et paradoxalement, dans le geste même de retour à l’Écriture : ainsi, par exemple, Jean Calvin ne peut-il comprendre le Salut promis à « toutes les créatures », au chapitre 8 de l’épître aux Romains [5], que comme une prosopopée destinée à réveiller les hommes pécheurs, et non comme une affirmation de foi à recevoir littéralement [6]. Et sa lecture de la Genèse le conduit à affirmer que « Dieu a créé toutes choses en vue de l’homme (…), a ordonné toutes choses à notre profit et salut », puisque « toutes créatures du monde nous sont assujetties » [7]. D’où la polémique de Calvin contre Virgile, qui soutenait que « les abeilles ont quelque portion d’esprit divin, et ont puisé du ciel quelque vertu, d’autant que Dieu s’épand par tous traits de terre et de mer comme par le ciel. De là les bêtes tant privées que sauvages, les hommes et toutes choses tirent quelques petites portions de vie, puis elles les rendent et se résolvent à leur principe, et ainsi qu’il n’y a nulle mort, mais que le tout vole au ciel avec les étoiles » [8]. L’hérésie panthéiste de ce « vilain poète » est condamnable aux yeux de Calvin.

Enfin, un paramètre de la résistance à l’intérêt pour le sort des créatures non-humaines, s’avère être d’ordre proprement dogmatique : il réside dans l’accentuation du motif de la Rédemption au détriment de celui de la Création, avec la crainte, récurrente chez nombre de théologiens protestants, de verser dans la « théologie naturelle ». Cette dernière expression désigne la tendance à valoriser les capacités heuristiques des créatures, en s’appuyant sur la nature, au lieu d’accorder un statut éminent à la révélation du Créateur, qui se fait lui-même connaître aux hommes [9]. Dans le sillage des Réformateurs, la théologie protestante restera anthropocentriste, par conviction ou par indifférence envers le sort des créatures non-humaines. Le motif animal est parfois convoqué sur un mode sarcastique : lorsqu’au début du XIXe siècle, Schleiermacher définit la foi comme « le sentiment de la dépendance absolue », Hegel lui répond que « le chien serait ainsi le meilleur chrétien… » [10] Aussi, l’intérêt pour les animaux dans la théologie protestante ne commencera-t-il réellement à se développer qu’à la fin du XIXe siècle.

Nous chercherons donc à repérer les conditions de possibilité de l’émergence de la cause animale en théologie protestante. Précisons néanmoins d’emblée que le champ que nous nous proposons d’explorer débordera celui de la théologie académique, puisque plusieurs des figures dont nous présenterons la pensée ne sont pas des théologiens professionnels ; mais leur approche et leur épistémologie sont conformes aux présupposés et aux normes heuristiques de la tradition théologique inaugurée par les Réformateurs du XVIe siècle.

Nous avons sélectionné huit auteurs, et réparti le corpus examiné en quatre grands moments :
A - le dernier XIXe siècle (Charles Gide) ;
B - la première moitié du XXe siècle (Albert Schweitzer, Wilfred Monod) ;
C - l’immédiat après-guerre (Karl Barth) ;
et enfin : D - le troisième tiers du XXe siècle (Jacques Ellul, Jürgen Moltmann, Théodore Monod, et Gérard Siegwalt).

@EstelaTorres

A) Le dernier XIXe siècle

1) Charles Gide

La première émergence d’une attention spécifiquement théologique à la cause animale peut être repérée sous la plume de l’économiste protestant Charles Gide (1847-1932), l’oncle d’André Gide, promoteur du Christianisme social. Dans un article de 1888, intitulé : « Une classe de travailleurs oubliés » [11], il se propose de faire entrer les animaux dans l’humanité, au nom du principe d’unicité de la justice : les animaux, créatures aimées de Dieu, sont des êtres qui sentent, qui souffrent et qui travaillent (ce sont donc eux les « travailleurs oubliés »), qui ont donc des droits [12]. Quant à nous, nous avons des devoirs, et notamment le devoir d’aimer notre prochain ; or, « le meilleur moyen de s’exercer à aimer les hommes, c’est encore de commencer par aimer les bêtes » [13]. Charles Gide ne se contente donc pas du souci des êtres humains, proches comme lointains. Il s’engage également, de manière singulièrement précoce, en faveur des créatures sensibles que sont les animaux, qui souffrent notamment de la violence infligée par les hommes. C’est encore le cas dans une conférence intitulée : « Nos devoirs envers les animaux » [14], et publiée en 1902 dans la revue Foi & Vie :
Est-il besoin de vous dire qu’en toute occasion nous manquons gravement à ce devoir de bonté vis-à-vis des animaux, qu’à chaque instant nous leur infligeons des souffrances inutiles. D’abord pour nous amuser, tout simplement, et c’est là le plus révoltant, pour nous procurer quelques heures ou quelques minutes d’excitations semblables à celles que l’alcoolique cherche dans un petit verre – et j’aime encore mieux l’alcoolique [15].
Il s’élève donc en priorité contre la pratique de la corrida (ce qui ne manque pas d’audace dans le contexte culturel de la ville de Nîmes qui est le sien) : « Pour un observateur ce n’est pas dans l’arène qu’est le spectacle, c’est sur les gradins : c’est là qu’il voit de la foule surgir peu à peu la bête à face humaine et elle est bien plus effrayante que l’autre » [16].

Charles Gide décline ensuite les autres modes de souffrances que les hommes infligent aux animaux – alimentation, parure, zoo… :
Ce n’est pas seulement pour nous amuser que nous faisons souffrir les animaux, c’est pour notre gourmandise quand nous les engraissons de force comme les oies ou les porcs dans des boîtes sans lumière, quand nous les faisons cuire vivants comme des homards, quand nous les écorchons vifs comme des anguilles. – C’est aussi pour notre toilette, ou du moins pour la vôtre, mesdames, quand, pour être à la mode vous portez sur vos chapeaux non seulement des ailes, mais des corps d’oiseaux, parfois même, Dieu me pardonne ! d’hirondelles ! C’est une drôle de parure que de se mettre sur la tête une demi-douzaine de cadavres, tout un cimetière de petits oiseaux. Vous n’avez aucune idée de la quantité qui est massacrée chaque année. Je ne puis m’empêcher de penser à cette parole de Jésus, ‘Ne vend-on pas cinq passereaux pour deux pites ? Et pourtant pas un seul ne tombe à terre sans la volonté de mon Père’ [17]. Pas un seul ! Que doit-il donc penser, ce Père qui est aux cieux, du massacre de ces passereaux ? [18]
Et Charles Gide termine son inventaire avec la vivisection : « Voilà certes où se trouve le maximum de souffrances et on peut dire sans hésiter, de tortures infligées aux animaux » [19]. Il s’interroge alors sur sa nécessité, sur la valeur d’une morale selon laquelle la fin justifie les moyens, et conclut sur un mode pour le moins inattendu : « La vivisection (…) ne devrait être permise qu’à ceux qui ont donné des preuves certaines de leur amour pour les bêtes, aux lauréats de la Société protectrice des animaux, par exemple » [20]. Charles Gide termine sa conférence en évoquant le Jardin d’Éden, où tous les animaux étaient les amis de l’Homme :
Quand le jour reviendra où les animaux seront heureux, où ce grand cri de souffrance, qui depuis lors monte de la terre au ciel comme une muette interrogation, sera apaisé, où nulle créature vivante ne souffrira plus par notre faute, alors ce sera signe que nous ne serons plus bien loin du Paradis retrouvé ! [21]

La défense des droits des animaux conduit Charles Gide, dans un autre article [22], à questionner l’option du végétarisme d’un point de vue chrétien. Il commence par dire que « cette doctrine concorde parfaitement avec l’idée que nous devons nous faire du royaume de Dieu » [23]. Il invoque à ce propos quelques versets bibliques, tirés de la Genèse et des prophètes : « Voici, je vous donne toute herbe portant de la semence et qui est à la surface de toute la terre, et tout arbre ayant en lui du fruit et portant de la semence, et ce sera votre nourriture » [24] ; « Je vais créer de nouveaux cieux et une nouvelle terre. […] Le loup et l’agneau paîtront ensemble, et le lion comme le bœuf mangera de la paille… » [25] Voyons à présent ce que Charles Gide en déduit :
Allons-nous conclure que nous devons tous nous faire végétariens et faire vœu d’abstinence ? Telle n’est point ma pensée, mais je crois sincèrement que l’homme n’était point fait par Dieu pour être carnivore – et quel carnivore ! à la façon des hyènes et des vautours qui se nourrissent de bêtes mortes ! et que par le seul fait du progrès, de l’évolution sociale et de diverses causes économiques que je n’ai point à étudier ici, la nourriture animale deviendra de plus en plus rare et la nourriture végétale de plus en plus abondante. Déjà, par le fait, la nourriture animale est le privilège des classes riches, et l’immense majorité des hommes n’en mange que rarement. Eh bien, nous croyons que ce privilège – si on peut lui donner ce nom – tendra à disparaître de plus en plus, et qu’un jour sur la table de famille, où le père appelle la bénédiction de Dieu, on ne verra plus figurer des plats qui représentent la souffrance et la mort de quelque créature de Dieu [26].

Comme on le constate, Charles Gide ne préconise pas le végétarisme, mais en prévoit le succès. Ainsi étend-il à la Création tout entière les notions de « charité » et de « solidarité », étroitement conjuguées l’une à l’autre, et les attitudes qui leur sont liées.

@EstelaTorres

B) La première moitié du XXe siècle

2) Albert Schweitzer

Le second moment de la prise en compte de la question animale en théologie protestante concerne sans surprise Albert Schweitzer (1875-1965). La notoriété mondiale du médecin de Lambaréné, notamment depuis l’attribution du prix Nobel de la paix en 1952, est attachée à son éthique du « Respect de la vie ». Il aborde la question animale dans divers textes répartis dans plusieurs de ses livres. Dans deux ouvrages parus en 1923, La civilisation et l’éthique [27] et La paix par le respect de la vie [28], il affirme que toute destruction de vie, y compris pour des végétaux, doit passer au critère de la nécessité, et que la souffrance inutile est toujours inadmissible. L’expérimentation animale doit donc être condamnée lorsqu’elle n’a de fonction que didactique (pour montrer à des élèves des phénomènes universellement connus), ou qu’elle se déroule sans anesthésie pour aller plus vite et se simplifier le travail. Il précise :
En tirant d’affaire un insecte en détresse, je ne fais rien d’autre que d’essayer de payer quelque chose de la dette toujours renouvelée des hommes à l’égard des bêtes. Lorsqu’un animal est contraint d’être utilisé pour les besoins de l’homme, chacun de nous doit se préoccuper des souffrances qui en résultent pour lui. Nul ne doit permettre d’occasionner une douleur que rien ne peut justifier, dans toute la mesure où il peut l’empêcher [29].

L’éthique du respect de la vie nous empêche de faire croire par un silence complice que nous sommes devenus insensibles à tout ce que les hommes pensants que nous sommes devraient ressentir. Elle nous incite à nous tenir mutuellement en éveil devant cette souffrance et à parler et agir sans crainte selon la responsabilité que nous sentons ensemble peser sur nous. Elle nous pousse à rechercher ensemble les occasions de venir en aide à des animaux en compensation de toute la misère où ils sont plongés par la main des hommes et de les faire ainsi échapper un instant à l’inconcevable horreur de l’existence [30].

Humanisme et mystique est une anthologie de différents textes classés par thématiques [31]. Un chapitre est consacré à la « Protection des animaux » [32]. Il comprend plusieurs prédications données à Strasbourg en 1908 et 1919 :
La nature nous pose une énigme insondable : pourquoi les êtres vivants sont-ils des sources de malheur les uns pour les autres, pourquoi leur vie s’écoule-t-elle avec une si cruelle indifférence, pourquoi sont-ils inaccessibles à la pitié ? Nous restons sans ressources devant ce mystère et tout ce que nous pouvons faire, c’est de nous efforcer à combattre les erreurs criantes [33].

Ce que je vous demande est vraiment modeste : aucun sacrifice de temps ni d’argent, mais seulement ne pas rester un spectateur passif et élever la voix à la place des créatures qui ne savent parler, afin de ne pas ressembler au Lévite de la parabole. […] Telle est la petite requête que je vous adresse en ce temps de l’Avent pour que nous devenions les ouvriers de la délivrance des animaux… [34]

Dans un autre texte, Albert Schweitzer s’interroge sur l’indifférence de l’Église primitive à l’égard des animaux : sans doute n’a-t-elle pas fait de la compassion envers la vie animale l’objet d’un commandement, car elle attendait la fin imminente où toute créature serait délivrée de ses souffrances, selon la promesse énoncée dans l’épître aux Romains [35]. Mais aujourd’hui nous n’attendons plus la fin du monde à brève échéance : il s’agit donc d’étendre notre sollicitude à tout ce qui vit [36].

On sait d’où vient cette orientation, ou réorientation, éthique, dans la pensée du médecin de Lambaréné. Albert Schweitzer relate ainsi le célèbre épisode de sa vie au cours duquel il a pris conscience de l’impérieux devoir de respecter toute vie : en septembre 1915, il naviguait à contre-courant sur le fleuve Ogooué, au Gabon, perdu dans ses pensées, cherchant en vain un principe universel pour l’éthique qu’il n’avait trouvé dans aucune philosophie.
Alors que nous avancions dans la lumière du soleil couchant, en dispersant au passage une bande d’hippopotames, soudain m’apparurent, sans que je les eusse pressentis ou recherchés, les mots ‘Respect de la vie’. La porte d’airain avait cédé. La piste s’était montrée à travers le fourré. Enfin je m’étais ouvert une voie vers l’idée centrale où l’affirmation du monde et de la vie rejoint l’éthique. Je tenais la racine du problème. Je voyais maintenant comment une conception éthique du monde, disant oui à la vie et inspirant les valeurs de la civilisation, trouvait ses fondements dans la pensée. […] Le fait le plus élémentaire que saisisse la conscience de l’homme peut être exprimé comme suit : ‘Je suis vie qui veut vivre parmi d’autres vies qui veulent vivre’… […] L’éthique provient de ce que je ressens la nécessité de témoigner à toute volonté de vivre le même respect pour la vie qu’à la mienne. De là ce principe fondamental de la conduite morale, qui s’impose en toute logique à la pensée : le bien consiste à conserver et à favoriser la vie ; le mal consiste à détruire la vie ou à l’entraver [37].

L’émergence de la cause animale dans la pensée d’Albert Schweitzer tient donc, si l’on fait crédit au témoignage de l’intéressé, à une intuition brutale survenue à l’occasion d’une expérience de communion avec la nature, et qui sut faire voler en éclats le carcan d’une morale traditionnelle.

3) Wilfred Monod

La troisième occurrence d’un investissement théologique de la cause animale est le fait de Wilfred Monod (1867-1943). Cette grande figure de la seconde génération du Christianisme social, professeur à la Faculté de Théologie protestante de Paris de 1909 à 1937, a consacré à la question animale de longues pages de son « Essai de théodicée », en date de 1934, et intitulé : Le problème du bien [38]. Dans le premier volume, il traite tout d’abord le problème du mal, notamment à travers le « Secret de l’animal » [39]. Et Wilfred Monod, loin de toute théologie naturelle, n’hésite pas à affirmer d’emblée que certaines scènes de la nature pourraient « faire perdre à jamais la notion officielle de Dieu » [40]. Il décrit alors longuement la cruauté des animaux entre eux : le règne de la souffrance humaine n’a commencé qu’il y a 125 000 ans, celui de la souffrance animale il y a 25 millions d’années. La loi suprême de la nature réclame le sacrifice total de l’individu à l’espèce. L’animal est instinctivement poussé à vivre et à faire vivre, mais il est mal outillé pour cela, comme un mutilé des deux mains contraint de saisir les objets dont il a besoin avec les dents. Qu’une épine pénètre la paupière d’un animal, il est incapable de l’extirper ; qu’un abcès lui enflamme la mâchoire, il ne peut réclamer de l’aide ni même préciser sa peine. Où est le Père dans tout cela ? [41]

À cette cruauté première s’ajoute la cruauté de l’homme : l’humanité devrait assumer la tâche d’orienter la bête vers un peu plus de lumière, mais elle préfère la brutaliser systématiquement, lui infliger inutilement des souffrances variées, dans un raffinement de cruauté. Et Wilfred Monod multiplie les descriptions et les anecdotes au sujet de la boucherie, de la chasse, du cirque et de la vivisection. Son tableau saisissant, dantesque, des abattoirs de la Villette ne peut manquer d’évoquer pour nous une anticipation (en 1934 !) de l’arrivée des trains à Auschwitz :
Il s’agit de victimes qui arrivent épuisées, après un voyage interminable par voie ferrée, quelquefois sans manger ni boire ; elles sont ensuite poussées, traînées, sous les coups et les injures, vers les assommeurs et les égorgeurs. L’atmosphère embuée de sang qu’elles respirent, et les hurlements qu’elles entendent, les accablent d’une lugubre terreur [42].

Wilfred Monod se défend de toute sentimentalité : n’ayant nullement cherché à occulter le tragique de la condition animale naturelle, il s’autorise à dénoncer la torture inutile, la souffrance infligée sans nécessité. À ce sujet, il n’élude pas la responsabilité des croyances religieuses, ni même celle des textes bibliques : « Les rudes falaises de l’Ancien Testament sont éclaboussées par un rouge Niagara : le culte mosaïque était un perpétuel égorgement de bêtes sacrifiées. Mais l’écarlate marée envahit même le Nouveau Testament » [43].

Wilfred Monod énonce cette objection capitale contre l’idée d’une Providence paternelle : pourquoi n’a-t-elle pas réservé des compensations posthumes à l’animal qui souffre ainsi gratuitement ? Il renonce donc à chercher le Père dans la nature et la Providence : le Dieu qu’il prie n’est pas l’univers, car il y demeure introuvable. La foi au Père commence par la négation de ce Dieu-là. C’est très exactement l’absence de Dieu dans la nature, qui le rend possible dans les âmes. La non-existence de ce Dieu-là pourrait bien devenir l’argument suprême en faveur de l’existence du Père, à condition que l’on cesse de l’identifier avec l’énergie vitale sur notre globe, et même avec le Créateur. La nature reste muette sur les questions éthiques [44].
Après avoir ainsi traité le problème du mal, Wilfred Monod reprend plus rapidement la question animale dans son troisième volume consacré au problème du bien, dans un chapitre intitulé « Retour à la nature » [45]. Il se refuse donc à déifier la nature, à céder à sa fascination, pour s’en émanciper et n’en faire que le cadre où s’affirme l’Esprit salutaire. Le Royaume est le triomphe de l’Esprit sur la nature. Ce n’est qu’au prix d’une telle démystification, d’une telle dénonciation du panthéisme, que le chrétien peut s’engager dans le monde, au nom d’un Christianisme social qui est en réalité « intégral », avec la Rédemption comme ligne d’horizon.

On saisit la distance qui sépare Wilfred Monod d’Albert Schweitzer : pour le premier, une éthique du respect de la vie ne peut surgir de l’expérience de la nature, mais au contraire d’une posture d’opposition à cette nature. Wilfred Monod se réfère lui aussi, comme la plupart de nos auteurs, à l’épître de l’apôtre Paul aux Romains [46], mais il en accentue la dimension de servitude à laquelle sont soumis la totalité des êtres vivants : la nature est promise à la délivrance, en attente de la Rédemption.

C) L’immédiat après-guerre

4) Karl Barth

Le théologien bâlois Karl Barth (1886-1968) aborde la question animale dans deux tomes de sa monumentale Dogmatique : les tomes 147 et 448 du volume III. Sa relecture des deux premiers chapitres de la Genèse le conduit à voir en l’animal à la fois un être semblable à l’homme et différent de lui, mais surtout un rappel vivant et permanent de sa propre dépendance. L’animal est un être inférieur à l’homme (qui est seul Imago Dei), il n’en est pas moins son compagnon et plus encore, son précurseur : tout ce qui se passera entre l’homme et Dieu, vie ou mort, se répercutera de manière significative au sein du règne animal et aura ainsi des témoins qui ne resteront pas muets. L’homme trouvera toujours devant lui l’essence même de la condition créée, et le mystère du sacrifice du Fils de l’Homme, comme animal égorgé, abattu et immolé [47].

La domination de la créature humaine sur les animaux a une signification précise : l’homme n’est pas leur Créateur et ne peut donc être pour eux un maître absolu ou un second dieu. Il est le témoin de Dieu et son représentant, l’exécuteur d’une mission qui n’inclut cependant pas l’exercice du droit de vie et de mort. Cette supériorité doit se manifester comme une grâce sans jamais devenir un but en soi [48].

L’homme ne peut-il donc priver à son profit l’animal de sa vie ? Tuer un animal, c’est anéantir une créature particulière, un être vivant existant une seule fois et possédant une individualité. Cela ressemble par conséquent à un meurtre, à cause de la parenté entre l’homme et l’animal, et c’est une menace pour la paix de la Création. Il faut donc en recevoir l’autorisation de Dieu lui-même : l’homme commet un crime lorsqu’il agit sans cette autorisation. S’il tue un animal, il doit savoir que la vie qu’il supprime appartient à Dieu, et qu’il ne peut le faire qu’en faisant appel à la grâce réconciliatrice de Dieu [49] : « Qui donc es-tu, toi, l’homme qui oses prendre sur toi de supprimer un être vivant pour maintenir, nourrir, enrichir ou agrémenter ta vie ? Qu’est-ce que ta vie elle-même pour que tu t’imagines avoir le droit de la préserver au prix d’une autre ? » [50].

Partout où l’homme exerce sa domination sur l’animal, et, à plus forte raison, dans chaque maison de chasse, dans chaque abattoir et dans chaque chambre de vivisection, il serait nécessaire d’inscrire en lettres de feu les fameuses paroles de Ro 8, 19 s. […] Un bon chasseur, un honnête boucher et un vivisecteur consciencieux se distingueront des autres en ce que – dans leur tâche de mort – ils sauront percevoir les soupirs de la vie de la créature, et que, plus encore que tous ceux qui ont affaire à l’animal, ils se sentiront appelés à redoubler de prudence, de réserve, de retenue et de sollicitude [51].

Enfin, Karl Barth prend à son tour position sur le végétarisme, avec des arguments plus incisifs et plus sévères que ceux de Charles Gide :
On peut reprocher au végétarisme (...) de vouloir anticiper arbitrairement sur ce que Es. 11 [52] et Rom. 8 décrivent comme l’existence dans le nouvel éon, objet de notre espérance. Par ailleurs, il arrive parfois que ce mouvement nous aille sur les nerfs à cause de ses inconséquences inévitables, de son sentimentalisme et de son fanatisme [53].
Les réflexions de Karl Barth sur la condition animale se situent à une période charnière : dans l’immédiat après-guerre, l’humanité sort d’un traumatisme insigne, et la priorité semble être d’affermir l’assise des droits de l’homme ; les mouvements de promotion des droits des animaux n’ont pas encore imprimé leur marque dans le paysage intellectuel et politique. La posture de Karl Barth est scripturocentrée, ce qui le conduit à la fois à pointer des exigences de respect de l’animal qui n’ont guère émergé par ailleurs, et à dénoncer toute dérive qui tendrait à confondre la condition présente des créatures avec les promesses eschatologiques.

D) Le troisième tiers du XXe siècle

5) Jacques Ellul

La cinquième figure que nous évoquerons est celle de Jacques Ellul (1912-1994). Le juriste de Bordeaux aborde la question des animaux dans plusieurs de ses livres et articles consacrés à des études bibliques. Dans La Genèse aujourd’hui [54], en date de 1987, il interprète l’ordre de Dominium terrae donné aux hommes [55] comme une conséquence de l’Imago Dei : il ne s’agit donc pas de dominer sur les animaux par la contrainte et la violence, mais par l’amour, à l’image de Dieu dont l’homme est le représentant et le lieutenant (celui qui « tient lieu de… ») sur terre [56]. Jacques Ellul relit également Matthieu 10, 29 (« Pas un seul de ces passereaux ne meurt sans votre père »), souvent mal traduit (« sans la connaissance, ou sans la volonté de votre père »), comme un signe de la Providence : Dieu n’est pas la cause de leur mort, mais il est présent à leurs côtés à ce moment-là, il ne les laisse pas seuls [57].

Dans Le livre de Jonas [58], déjà, Jacques Ellul relevait l’amour particulier de Dieu envers les animaux : il ne détruit pas Ninive autant à cause d’eux qu’à cause des hommes, il ne les néglige donc pas dans l’œuvre du Salut, et c’est aussi pour eux que la Rédemption s’accomplit ; l’homme et les animaux sont sauvés ensemble [59]. Dans son article intitulé « Le rapport de l’homme à la Création selon la Bible » [60], publié en 1974, Jacques Ellul tire de sa relecture des textes bibliques diverses conséquences éthiques : l’homme doit manifester envers les animaux la même sollicitude que Dieu manifeste envers eux. Tuer et manger un animal reste à la limite du meurtre, et relève de l’ordre de la nécessité et non de la liberté : Dieu l’autorise mais pose une limite à l’excès de l’homme. Ce qui est dit au sujet de la vie l’est encore plus au sujet du travail : l’homme n’a pas le droit d’exploiter la totalité des forces de l’animal.

Aujourd’hui, l’élevage industriel constitue un traitement aussi criminel que les camps de concentration, car nous réduisons alors l’animal à de la viande, à une utilité économique, et nions par là même l’amour que Dieu lui porte [61]. Être responsables de la Création, cela signifie pour les chrétiens répondre au Créateur qui leur demande des comptes. On ne peut donc se considérer comme responsables qu’en reconnaissant le Tout-Autre qui nous interroge. À l’encontre de la thèse de Lynn White selon laquelle le judéo-christianisme serait à l’origine de la crise écologique actuelle, Jacques Ellul affirme que c’est d’abord au contraire le fait que l’homme ne croit plus au Dieu créateur qui nous a conduits à un tel désastre, lequel ne fait que commencer : sous l’emprise de la mentalité technicienne, l’homme qui se déclare majeur et adulte n’est en réalité avant tout qu’un irresponsable [62].

En tant que disciple de Karl Barth, Jacques Ellul prolonge les analyses du théologien de Bâle, mais il en accentue la portée éthique dans le sens d’une posture transgressive à l’endroit des tendances lourdes de la société technicienne. C’est ce présupposé d’une opposition résolue à tout conformisme technicien qui le conduit à revisiter les textes bibliques, et de ce fait à renouveler le regard qu’un chrétien peut porter sur le statut de l’animal.

6) Jürgen Moltmann

Sixième figure d’une théologie attentive à la cause animale : Jürgen Moltmann (né en 1926). Après avoir développé dans les années 1960-1970 une théologie politique [63], le théologien réformé allemand opère au début des années 1980 un tournant vers les préoccupations écologiques [64], qui en fait aujourd’hui la référence principale des théologiens de la Création. Le rire de l’univers [65] est une anthologie qui rassemble ses principaux textes consacrés à la Création et dispersés dans différents ouvrages.

Jürgen Moltmann veut proposer des fondements spirituels aux remèdes à la crise écologique et nihiliste actuelle. Car ce n’est pas la Bible qui est coupable de la démesure de l’homme, puisque cette dernière s’origine dans la Renaissance, il n’y a guère que cinq siècles. On a alors instrumentalisé la tradition chrétienne, et notamment la transcendance de Dieu, pour légitimer l’exploitation sans scrupules de la nature et la réification des animaux. Il convient à présent d’enseigner que Dieu est aussi immanent que transcendant, à travers la notion d’inhabitation de Dieu dans sa Création : Dieu le créateur est présent par son Esprit cosmique dans chacune de ses créatures, hommes, animaux, plantes et roches. Si la nature n’est pas Imago Dei, elle est Vestiga Dei, vestige de l’Esprit créateur, reflet et lueur de la beauté divine.

La Création demeure donc la propriété de Dieu, et l’homme n’a aucun droit à la prise de pouvoir sur elle. Si le Christ est mort d’une mort violente, c’est en solidarité avec tous ceux qui endurent la violence, y compris les animaux qui subissent la violence structurelle des hommes. Le Christ n’est pas mort seulement pour apporter la paix dans le monde des hommes, mais pour tout réconcilier dans le ciel et sur la terre [66], c’est-à-dire les anges et les animaux, et apporter la paix dans toute la Création. Toute créature a donc une valeur infinie devant Dieu, et un droit propre à la vie, que les hommes doivent reconnaître au lieu de ne la juger qu’en fonction de sa valeur d’utilité pour lui.

La mort du Christ pour tous les êtres vivants, y compris les animaux, fonde leur dignité et donc le respect universel de la vie. Toute créature est ainsi au bénéfice de la rédemption du Christ, et appelée à la résurrection avec lui : la nature n’est pas du matériau manipulable au bénéfice de l’homme, car « toute créature est un être pour lequel le Christ est mort sur la croix, afin de l’inclure dans la réconciliation du monde » [67], « un animal n’est pas une chose ou un produit, mais un être vivant qui a ses droits propres » [68]. Cette vision eschatologique de la réconciliation selon Éphésiens 1 et Colossiens 1 a pu paraître mythologique ou spéculative, mais sa pertinence existentielle apparaît aujourd’hui avec force devant la crise écologique. La réduction anthropocentrique a limité l’eschatologie à l’âme individuelle ; or, « personne n’a ou ne reçoit la vie éternelle pour lui tout seul, sans la communauté avec d’autres hommes et sans la communauté avec la création tout entière » [69].

L’aura dont bénéficie aujourd’hui Jürgen Moltmann dans les cercles écologistes chrétiens tient sans doute à ce vigoureux effort qu’il a accompli pour ancrer la cause animale dans une tradition théologique tout à fait orthodoxe, et qui pourtant l’avait négligée. Entre les deux écueils de la sécularisation et du conservatisme doctrinal, il opère ainsi une reconfiguration de la théologie elle-même, rendue attentive aux espèces non-humaines, et au traitement de la Création tout entière.

7) Théodore Monod

Le célèbre naturaliste Théodore Monod (1902-2000), fils de Wilfred Monod, a été un militant actif de la cause animale. Dans son dernier livre publié juste après sa mort, Et si l’aventure humaine devait échouer (2000), il consacre une trentaine de pages aux rapports entre le christianisme et les animaux, sous le titre : « L’animal face à la pensée et à la morale chrétiennes » [70]. Il s’insurge contre le désintérêt et le silence des Églises à l’endroit de la condition animale. Il n’hésite pas à mettre en question le texte biblique lui-même, trop peu sensible à ses yeux à la souffrance des animaux, mais aussi à la guerre et à l’esclavage ; néanmoins, si, selon l’auteur, la lettre de la Bible reste prisonnière de son temps, c’est son esprit qu’il s’agit d’approfondir dans ses implications éthiques au sujet de questions que le contexte culturel de l’époque ne permettait pas d’aborder. Théodore Monod est plus sévère envers la tradition chrétienne, et notamment à l’encontre des théologiens qui ont de tout temps considéré que l’animal n’avait été créé que pour le profit de l’homme, et qui n’ont condamné la cruauté envers les animaux que parce qu’elle pouvait conduire à la cruauté envers les hommes. Il relève néanmoins quelques exceptions : François d’Assise, Wilfred Monod, Albert Schweitzer, Jacques Ellul, Eugen Drewermann, et quelques autres théologiens éclairés.

Mais Théodore Monod déplore que les Églises soient muettes et absentes des efforts de promotion de la cause des animaux : « Si le mouvement pour les droits de l’animal existe désormais et se développe, force est de reconnaître que la pensée chrétienne traditionnelle n’y est pour rien » [71]. Et le naturaliste de conclure par une interpellation et une exhortation formulées en ces termes :
Les Églises vont-elles se joindre au grand mouvement d’idées qui s’amorce, comme aux actions que celui-ci implique ? Le voudront-elles ? Et même le pourront-elles, si l’on mesure l’ampleur de la mutation qui exigerait leur conversion à un idéal de pitié et de fraternité pour l’animal ? Auront-elles le courage de condamner ouvertement et vigoureusement la cruauté sous toutes ses formes ? [72]

Non sans un certain décalage par rapport aux autres figures ici évoquées, Théodore Monod se situe donc sur le registre de la militance, à commencer par celle qui vise à engager une mutation au sein même des Églises. Ce faisant, il cherche, à proprement parler, à entraîner la théologie sur le terrain de la praxis, au nom d’un idéal chrétien d’incarnation.

8) Gérard Siegwalt

Enfin, notre huitième (et dernière) étape se fera en compagnie de Gérard Siegwalt (né en 1932). Depuis les années 1960, le théologien alsacien plaide en faveur d’un dialogue entre théologie et sciences. Il déplore en effet la concentration de la théologie sur la sotériologie, et l’invite à réinvestir les thématiques de la Création et du cosmos [73]. Cette théologie de la Création, ou « Cosmologie théologique » [74], déborde largement la question animale, mais elle l’englobe, tout en lui conférant un statut éminent : en effet, déclare Gérard Siegwalt en 1996, « c’est au niveau du règne animal qu’apparaît de la manière la plus voyante l’alliance brisée de l’homme, plus précisément de la civilisation moderne et contemporaine, avec la nature » [75]. Et il n’hésite pas à dire, reprenant une expression biblique au sujet de la relation entre l’homme et la femme, que le règne animal est « chair de la chair » de l’homme [76]. Il s’en explique en ces termes, avant d’en tirer des conséquences éthiques :
Le règne animal est celui qui porte directement le règne humain. La fonctionnalisation du premier prépare celle du second, et celle du second implique celle du premier. La violence ou la barbarie vis-à-vis des animaux est liée à une violence, une barbarie potentielle, devenant toujours à nouveau réelle, entre humains. Si le vivant animal n’est pas sacré dans le sens d’être intouchable, il comporte comme toutes choses une dimension dernière, ou sacrée, une dimension de transcendance ; autrement dit, dans le commerce de l’homme avec le vivant animal se joue quelque chose de ce dernier [77].

Gérard Siegwalt s’élève donc contre la réduction de l’animal à sa fonctionnalité, et plaide en faveur de la notion de droits des animaux, à commencer par les droits à la protection et au respect. Cela ne le conduit pas à prôner le végétarisme, le végétalisme ou le véganisme, mais il aborde ces questions sur un plan eschatologique et non seulement éthique :
Tuer un animal pour se nourrir, se vêtir, se guérir… n’est jamais un acte banal ; ce n’est un acte humain, digne de l’homme, que si la nécessité de l’acte est aussi sa responsabilité, que si l’homme en répond devant l’animal, devant le règne animal, devant lui-même et les autres hommes, devant le tout des choses et devant l’Un, que s’il assume aussi, le cas échéant, la culpabilité de l’acte, en en portant les conséquences dans son âme, devant les autres et devant l’Être des étants lui-même [78].

Dans un texte plus récent [79], en date de 2011, et intitulé : « Des animaux et des humains », Gérard Siegwalt relit les textes bibliques concernant la Création et l’eschatologie :
Le récit de la Genèse invite au respect : l’être humain a vocation à cultiver, préserver, garder la nature aussi pour les générations futures, et non à l’exploiter. […] Dans la tradition judéo-chrétienne, il y a conscience d’une responsabilité. L’être humain est la dernière créature qui se tient sur les épaules d’une création qui le devance. Il est donc redevable pour sa vie de cette création et du Créateur. [80]

Et son interprétation de Romains 8, mais aussi des évangiles, le conduit à affirmer qu’« il y a aussi une espérance et une promesse pour l’ensemble de la création » [81].

Fort de son expérience de dialogues tous azimuts, avec les sciences de la nature comme avec les traditions religieuses et spirituelles non-chrétiennes, Gérard Siegwalt est à l’évidence le théologien universitaire protestant qui a intégré avec le plus de vigueur la cause animale dans les attendus, les axes majeurs, les enjeux théoriques et les prolongements éthiques de sa propre pensée théologique.

Conclusion

Après ce rapide parcours, que nous aurions pu enrichir en citant encore quelques autres figures, cherchons à identifier, en conclusion, les facteurs d’émergence de la cause animale en théologie protestante. Le principal moteur de cette percée théologique nous semble se situer dans le processus de dilatation conceptuelle que subissent des notions théologiques telles que « le prochain », « la justice », « la compassion », « la rédemption », « le salut », et même « l’humanité », qui, au lieu de rester étroitement liées au statut des êtres humains, s’élargissent en direction des êtres vivants non-humains. Ceci nous autorise à dire que les théologiens protestants que nous avons cités restent tous anthropocentristes, tout en cessant d’être spécistes.

L’intérêt pour la question animale ne se révèle pas de manière univoque, mais sous diverses modalités : extension du paradigme socio-politique de la solidarité (Charles Gide), éthique du Respect absolu de toute vie (Albert Schweitzer), théodicée orientée vers la Rédemption (Wilfred Monod), théocentrisme et scripturocentrisme aux conséquences éthiques modérées (Karl Barth), renouvellement de l’exégèse et critique théologique de la société technicienne (Jacques Ellul), théologie de la Création et écologie chrétienne (Jürgen Moltmann). engagement militant et critique acerbe de la tradition théologique (Théodore Monod), et enfin volonté de dialogues interdisciplinaires et interconfessionnels (Gérard Siegwalt).

Mais en articulation avec cette diversité de présupposés et d’approches, il est une autre diversité qui nous a intrigué au cours de cette enquête. Les théologiens qui ont amorcé ce mouvement de dilatation conceptuelle, appartiennent en effet à tous les grands courants théologiques (souvent rivaux et engagés dans de vives disputes) au sein du protestantisme : Christianisme social pour Charles Gide et Wilfred Monod, libéralisme théologique pour Albert Schweitzer et Théodore Monod, théologie dialectique pour Karl Barth et d’inspiration barthienne pour Jacques Ellul, théologie politique marquée par Ernst Bloch pour Jürgen Moltmann, et enfin théologie de la récapitulation d’inspiration tillichienne pour Gérard Siegwalt. Ce point capital nous conduit à conclure que toute théologie est en capacité de se convertir à la prise en compte de la cause animale. C’est à la fois pour nous une raison de rendre hommage au courage de ces hommes qui ont fait bouger les lignes au sein même de leurs propres familles théologiques, mais c’est surtout un motif d’espérance, et un défi à relever pour l’avenir.

Notes

[1Professeur de philosophie à la Faculté de théologie protestante de l’Université de Strasbourg.

[2Cf. Romains 8, 18-24 : « J’estime que les souffrances du temps présent ne sauraient être comparées à la gloire à venir qui sera révélée pour nous. Aussi la création attend-elle avec un ardent désir la révélation des fils de Dieu. Car la création a été soumise à la vanité – non de son gré, mais à cause de celui qui l’y a soumise –, avec l’espérance qu’elle aussi sera affranchie de la servitude de la corruption, pour avoir part à la liberté de la gloire des enfants de Dieu. Or, nous savons que, jusqu’à ce jour, la création tout entière soupire et souffre les douleurs de l’enfantement. Et ce n’est pas elle seulement ; mais nous aussi, qui avons les prémices de l’Esprit, nous aussi nous soupirons en nous-mêmes, en attendant l’adoption, la rédemption de notre corps. Car c’est en espérance que nous sommes sauvés. Or, l’espérance qu’on voit n’est plus espérance : ce qu’on voit, peut-on l’espérer encore ? »

[3Cf. Martin Luther, « Commentaire sur l’épître aux Romains », in : Œuvres – tome XII, Traduction française de Franck D.C. Gueutal, Genève, Labor et Fides, 1985, p. 130-134.

[4Martin Luther, Propos de table, Traduction française de Louis Sauzin, Paris, Aubier, 1992, p. 337-338. Pour un commentaire plutôt bienveillant de ces passages, cf. Hélène et Jean Bastaire, Chiens du Seigneur, Paris, Cerf, 2001, p. 114-115.

[5Cf. Romains 8, 21.

[6Cf. Jean Calvin, Commentaire de l’épître aux Romains, Paris, Ch. Meyrueis, 1855, p. 140-142.

[7Jean Calvin, L’Institution Chrétienne, Aix-en-Provence, Kerygma – Farel, 1995, livre I, ch. XIV, n°22, p. 130-131.

[8Ibid., livre I, ch. V, n°5, p. 22.

[9Cette résistance s’exprime encore en 1989, à travers la parution d’un petit livre, intitulé : L’agitation et le rire, en réaction au processus œcuménique JPSC (Justice, Paix et Sauvegarde de la Création). Signé par plusieurs figures d’autorité des Églises protestantes de France et des Facultés de théologie, cet ouvrage polémique cherchait à discréditer la théologie de la Création en la réduisant à une « théologie naturelle », ce qui a contribué à geler pour vingt-cinq ans les recherches et les efforts pour articuler un discours et une pratique responsables envers les générations futures au sein du protestantisme français.

Cf. Marcel Manoël, Laurent Schlumberger, Franck Bergeron, Jean-Luc Parlier, Jean Ansaldi, Jean-Daniel Causse, Richard Bennahmias, Bertrand de Cazenove, L’agitation et le rire. Contribution critique au débat « Justice, paix et sauvegarde de la création », Paris, Les Bergers et les Mages, 1989. La prise au sérieux des défis écologiques par les instances officielles du protestantisme français ne date à proprement parler que du Colloque de novembre 2014 : « Terre créée, terre abîmée, terre promise… », qui a donné lieu à deux publications d’actes : Terre créée, terre abîmée, terre promise… Écologie et théologie en dialogue, Lyon / Paris, Éditions Olivétan / Fédération protestante de France, 2015 ; Jean-Philippe Barde (dir.), Crise écologique et sauvegarde de la Création. Une approche protestante, Paris, Éditions Première Partie, 2017.

[10Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Écrits sur la religion (1822-1829), Paris, Vrin, 2001, p. 76.

[11Cf. Charles Gide, « Une classe de travailleurs oubliés » (1888), in : Charles Gide, L’Émancipation, Paris, L’Harmattan, « Les Œuvres de Charles Gide – volume III », 2001, p. 48-51.

[12Cf. ibid., p. 49.

[13Ibid., p. 51.

[14Cf. Charles Gide, « Nos devoirs envers les animaux » (1902), in : Charles Gide, Propos d’actualité et d’inactualité, p. 325-334.

[15Ibid., p. 329.

[16Ibid., p. 330. Sur le même thème, voir Charles Gide, « Sur les courses de taureaux » (1893), in : Charles Gide, L’Émancipation, p. 73-75 ; « Mise à mort populaire ! », in : Charles Gide, L’Émancipation, p. 220.

[17Matthieu 10, 29.

[18Charles Gide, « Nos devoirs envers les animaux », p. 331.

[19Ibid., p. 333.

[20Ibid.

[21Ibid., p. 334.

[22Cf. Charles Gide, « Les végétariens » (1891), in : Charles Gide, Propos d’actualité et d’inactualité, p. 323-324.

[23Ibid., p. 323.

[24Genèse 1, 29.

[25Esaïe 65, 17 + 25.

[26Charles Gide, « Les végétariens », p. 324. Charles Gide s’est également élevé contre le trafic de l’ivoire : cf. Charles Gide, « Le gaspillage des richesses naturelles » (1896), in : Charles Gide, L’Émancipation, p. 96-97.

[27Cf. Albert Schweitzer, La civilisation et l’éthique (1923), Colmar, Éditions Alsatia, 1976, p. 178-180.

[28Cf. Albert Schweitzer, La paix par le respect de la vie (1923), Strasbourg, Éditions de la Nuée-Bleue, 1979, p. 311-312.

[29Albert Schweitzer, La civilisation et l’éthique, p. 179.

[30Ibid., p. 180.

[31Cf. Albert Schweitzer, Humanisme et mystique. Textes choisis et présentés par Jean-Paul Sorg, Paris, Albin Michel, 1995.

[32Cf. ibid., p. 97-132.

[33Ibid., p. 105.

[34Ibid., p. 109.

[35Cf. Romains 8, 18-24.

[36Cf. Albert Schweitzer, Humanisme et mystique, p. 116-120.

[37Ibid., p. 84-85. Cf. aussi : Bernard Kaempf (éd.), L’éthique d’Albert Schweitzer. Le Respect de la Vie toujours actuel. Actes du Colloque Strasbourg 2005 publiés par Bernard Kaempf, Paris, Jérôme Do Bentzinger Éditeur, 2006.

[38Cf. Wilfred Monod, Le problème du bien, Paris, Félix Alcan, 1934, 3 volumes.

[39Cf. ibid., volume 1, p. 594-648.

[40Ibid., p. 601.

[41Cf. ibid., p. 615.

[42bid., p. 620.

[43Ibid., p. 626.

[44Cf. ibid., p. 640-642.

[45Cf. ibid., volume 3, p. 740-754.

[46Cf. Romains 8, 18-24.

[47Cf. Karl Barth, Dogmatique, 3e volume, tome 1er, n°10, p. 190-191.

[48Cf. ibid., p. 200-201.

[49Cf. Karl Barth, Dogmatique, 3e volume, tome 4e **, n°16, p. 33-36.

[50Ibid., p. 35.

[51Ibid., p. 36.

[52Cf. Esaïe 11, 6-8 : « Le loup habitera avec l’agneau, et la panthère se couchera avec le chevreau ; le veau, le lionceau, et le bétail qu’on engraisse, seront ensemble, et un petit enfant les conduira. La vache et l’ourse auront un même pâturage, leurs petits un même gîte ; et le lion, comme le bœuf, mangera de la paille. Le nourrisson s’ébattra sur l’antre de la vipère, et l’enfant sevré mettra sa main dans la caverne du basilic ».

[53Karl Barth, Dogmatique, 3e volume, tome 4e **, n°16, p. 37.

[54Cf. Jacques Ellul et François Tosquelles, La Genèse aujourd’hui, Le Collier, Éditions de l’AREFPPI, 1987.

[55Genèse 1, 26 + 28.

[56Cf. Jacques Ellul et François Tosquelles, La Genèse aujourd’hui, p. 74-76.

[57Cf. ibid., p. 85-86.

[58Cf. Jacques Ellul, « Le livre de Jonas » (1952), in : Jacques Ellul, Le défi et le nouveau. Œuvres théologiques. 1948-1991, Paris, La Table Ronde, 2007, p. 117-198.

[59Cf. ibid., p. 194.

[60Cf. Jacques Ellul, « Le rapport de l’homme à la Création selon la Bible », in : Foi & Vie, 73e année, n°5-6, décembre 1974, p. 137-155.

[61Cf. ibid., p. 147.

[62Cf. ibid., p. 151-152.

[63Cf. Jürgen Moltmann, Théologie de l’espérance. Études sur les fondements et les conséquences d’une eschatologie chrétienne, Traduction française de Françoise et Jean-Pierre Thévenaz, Paris, Les Éditions du Cerf, « Traditions chrétiennes », 1970. Texte original : Theologie der Hoffnung. Untersuchungen zur Begründung und zu den Konsequenzen einer christlichen Eschatologie, München, Chr. Kaiser Verlag, 1964.

[64Cf. Jürgen Moltmann, Dieu dans la création. Traité écologique de la création, Traduction française de Morand Kleiber, Paris, Les Éditions du Cerf, « Cogitatio Fidei » n°146, 1988. Texte original : Gott in der Schöpfung, Ökologische Schöpfungsleher, München, Chr. Kaiser, 1985 ; Jésus, le messie de Dieu, Traduction française de Joseph Hoffmann, Paris, Les Éditions du Cerf, « Cogitatio Fidei » n°171, 1993. Texte original : Der Weg Jesu Christi. Christologie in messianischen Dimensionen, München, Chr. Kaiser Verlag, 1989.

[65Cf. Jürgen Moltmann, Le rire de l’univers. Traité de christianisme écologique, Anthologie réalisée et présentée par Jean Bastaire, Paris, Les Éditions du Cerf, « Théologies », 2004.

[66Cf. Éphésiens 1, 3-10 ; Colossiens 1, 15-20.

[67Jürgen Moltmann, Le rire de l’univers, op. cit., p. 111.

[68Ibid., p. 113.

[69bid., p. 121.

[70Cf. Théodore Monod, Et si l’aventure humaine devait échouer, Paris, Grasset, 2000, p. 175-207. Cf. aussi : Théodore Monod, Révérence à la vie, Paris, Grasset, 1999, p. 81-101 ; Théodore Monod et l’Abbé Pierre, En route vers l’Absolu, Paris, Flammarion, 2000, p. 169-173.

[71Théodore Monod, Et si l’aventure humaine devait échouer, p. 203.

[72Ibid.

[73Cf. Gérard Siegwalt, « L’Université, les sciences et la théologie. Un projet de dialogue interdisciplinaire », in : Gérard Siegwalt (dir.), La nature a-t-elle un sens ? Civilisation technologique et Conscience chrétienne devant l’inquiétude écologique, Strasbourg, Association des publications près les Universités de Strasbourg, « Travaux du CERIT », 1980, p. 7-14 (ici p. 8).

[74Cf. Gérard Siegwalt, Dogmatique pour la catholicité évangélique. Système mystagogique de la foi chrétienne. III – L’affirmation de la foi. 1. Cosmologie théologique : Sciences et philosophie de la nature, Genève / Paris, Labor et Fides / Les Éditions du Cerf, 1996 ; Dogmatique pour la catholicité évangélique. Système mystagogique de la foi chrétienne. III – L’affirmation de la foi. 2. Cosmologie théologique : Théologie de la création, Genève / Paris, Labor et Fides / Les Éditions du Cerf, 2000.

[75Gérard Siegwalt, Dogmatique pour la catholicité évangélique. Système mystagogique de la foi chrétienne. III – L’affirmation de la foi. 1. Cosmologie théologique : Sciences et philosophie de la nature, p. 248.

[76Ibid., p. 252.

[77Ibid.

[78Ibid., p. 253.

[79Cf. Gérard Siegwalt, « Des animaux et des humains » (2011), in : Gérard Siegwalt, Le défi scientifique. L’ébranlement de la civilisation moderne – l’université et la théologie – et la sauvegarde de la création. Écrits théologiques III, Paris, Les Éditions du Cerf, « Patrimoines », 2015, p. 417-419.

[80Ibid., p. 417.

[81Ibid., p. 419.