L’anthropo-centrisme du christianisme occidental, Eric Baratay

, par Estela Torres

Collège Sismondi
Cours d’OC – Une brève histoire des animaux
AC – 2007-2008
https://old-base.sismondi.ch/animaux-2/base-documentaire/textes/Cyrulnik1998/Baratay-Christianisme.odt/view
Éric Baratay

L’ANIMAL DANS L’ANCIEN TESTAMENT

Religion révélée, le christianisme puise ses fondements dans la Bible et son regard sur l’animal ne déroge pas à la règle, même si d’autres influences interviennent. L’Ancien Testament est prolixe sur l’animal, mais sa compréhension est entravée par la complexité de la rédaction (la Genèse offre deux récits différents de la création) et par les traductions, en grec, en latin, en langues vulgaires, qui furent à chaque fois des réécri­tures à l’aune des sensibilités et des concepts du moment. Elles donnèrent lieu à des déformations qui ont fait oublier la pensée primitive et installé une autre tradition.
En effet, une lecture en place dès les premiers siècles du chris­tianisme voit dans l’Ancien Testament le fondement et le garant divin d’une relation à l’animal fondée sur l’infériorité et l’asser­vissement de ce dernier. Mais depuis quelques décennies, l’exé­gèse, plus précisément protestante, anglo-saxonne ou germanique, conteste une approche trop ethnocentrique du texte, tente de retrouver le sens originel en comparant le judaïs­me avec les autres civilisations du Proche-Orient ancien1 et essaie, récemment, sous l’impact des idées écologistes, de se départir des réflexes anthropocentriques. Elle propose une lec­ture nouvelle, plus complexe et nuancée, qu’il faut cependant ’. relativiser : peut-être plus proche de la vérité, elle est aussi , mieux ajustée à nos idées.

Gretchen Hill Woodman

La Genèse raconte la création par Dieu d’un univers où les habi­tants (luminaires célestes, animaux, homme) sont distingués de l’habitat (jour, nuit, firmament, terre, végétaux). L’homme est créé pour lui-même, cependant il partage ce monde bon et mer­veilleux avec d’autres créatures et le texte l’inscrit dans une communauté par un jeu de relations avec la terre, les bêtes, la femme et Dieu. Les animaux notamment doivent pallier sa soli­tude et, bien qu’ils n’aient pas suffi, leur création ne peut être considérée comme manquée, et dévalorisée. Leur nomination par Adam ne signifie pas l’appropriation de la nature (il ne fait : pas de même pour les choses), mais l’instauration d’une relation privilégiée et d’une communication entre vivants (le serpent parle à l’humain ; le silence ultérieur serait donc une séquelle de la chute). Elle implique toutefois un acte de souveraineté et une hiérarchie : Dieu revêt l’homme d’une dignité royale et les ani­maux deviennent ses sujets, non des choses. L’aide qu’ils lui apportent n’est pas d’ordre matériel (il ne travaille pas et tous sont végétariens), mais existentiel.

Le Péché originel introduit l’hostilité et la violence. Les ani­maux sauvages se révoltent et doivent être contenus au loin par un incessant combat. Dieu accorde le droit de manger les bêtes à la suite du déluge et permet l’instauration des sacri­fices rituels dès Abel et Caïn, Noé, Abraham. Leur inter­prétation a donné lieu à des thèses diverses sans qu’aucune ne s’impose : appropriation d’une coutume païenne ; sacrifice de substitution où l’homme se met mentalement à la place de la victime ; offrande des biens les plus précieux ; immolation d’un bouc émissaire pour prévenir la violence ; sanctification de la nature, etc.

Malgré cela, la communauté persiste, notamment sous la forme d’une alliance des destins, toutes les créatures étant soumises au même Dieu. Les animaux sont sauvés lors du déluge, puis inclus dans l’alliance qu’il passe avec les hommes. La tradition des Sages insiste sur leur présence lors des épisodes majeurs de l’histoire d’Israël. Dégradés conjointement par le péché, hommes et bêtes peuvent s’exhausser ensemble vers le divin. D’ailleurs, Dieu garde des relations avec elles : il les nourrit par sa providence et, à l’inverse, elles se tournent vers lui, font preuve d’une attitude religieuse, différente de celle de l’homme, le supplient ou le louent.

La communauté se concrétise aussi par la sollicitude du maître pour ses serviteurs. La Loi protège la bête au même titre que les pauvres, les faibles et les étrangers. Elle oblige à la décharger des fardeaux excessifs, à lui donner une part de son travail, à faire reposer l’âne et le bœuf lors du sabbat, etc. Le meurtre de l’animal représente une transgression aussi grave que l’homici­de et son auteur est passible d’une peine mortelle. L’abattage autorisé pour la manducation quotidienne ou le sacrifice doit être le moins douloureux possible et le sang ne peut être consommé, « car le sang, c’est l’âme ». À l’inverse, par ses mœurs et son exemple, l’animal aide encore l’homme à se connaître et à comprendre le monde : les Psaumes comparent la biche qui étanche sa soif à l’âme qui aspire à Dieu ; les Proverbes admirent le sens de l’organisation ou les astuces des bêtes, etc.

Si l’Ancien Testament insiste sur la communauté des créatures, il est plus elliptique sur les différences qui les séparent. L’homme et l’animal ont été modelés avec la même glaise et leurs âmes sont toutes les deux liées au sang. Le souffle de vie reçu de Dieu par Adam annonce bien le don de la vie, mais n’implique en rien l’immortalité. Il semble au contraire que les deux créatures aient été créées mortelles et que la mort ne soit mal ressentie que lorsqu’elle est prématurée. Les destinées sont les mêmes et il n’existe pas de survie individuelle - une perspective présente du Pentateuque à l’Ecclésiaste.

Il reste deux aspects, mais délicats à interpréter. Les sept pre­mières œuvres de la création sont immédiatement qualifiées de bonnes alors que l’homme ne l’est pas, parce qu’il est libre de l’être. La liberté serait donc l’une de ses caractéristiques, bien que rien ne soit dit à propos des animaux et qu’elle ne puisse être entendue comme une qualité de l’âme, présente dès la création, ; comme l’exégèse chrétienne et la philosophie occidentale l’interpréteront par la suite. Elle intervient lorsque Dieu adresse la parole à l’homme et le constitue en interlocuteur ; elle n’est pas une nature, mais un possible.

Gretchen Hill Woodman

L’autre particularité vient du titre d’image de Dieu que la tradition chrétienne tient pour l’évocation indirecte de propriétés physique (la station verticale) ou intellectuelle (l’intelligence), alors que l’exégèse actuelle l’analyse comme l’indication d’une finalité : servir d’image à ou de Dieu. Il ne s’agit pas, là encore, d’une qualité intrinsèque, mais d’une relation, d’une fonction, dont le sens exact divise les spécialistes. Dans le premier cas, l’homme sert d’image à Dieu, il est un répondant, un interlo­cuteur. Dans le second cas, il est image de Dieu, c’est-à-dire un représentant de Dieu, son vassal sur terre, ce qui expliquerait la présence des versets annonçant la domination sur les bêtes.

Celle-ci a longtemps été lue comme un blanc-seing donné à l’homme pour l’exploitation du monde animal. Une certaine exé­gèse, sensible à l’écologie, parle plutôt aujourd’hui d’une res­ponsabilité du berger sur son troupeau. La domination sur les oiseaux et les poissons par un Adam végétarien et ses succes­seurs ne peut être que de l’ordre du concept et non de la pratique. Le titre de souverain des animaux n’est qu’honorifique, car la Genèse ne dit nulle part qu’ils ont besoin d’être dirigés ou qu’ils doivent l’être pour accomplir leurs destinées.

DE LA COMMUNAUTÉ À L’EXCLUSION

Si cette interprétation nous rapproche vraiment des idées du judaïsme primitif, elle suppose une évolution des esprits pour arriver à la conception chrétienne ainsi qu’à la lecture du texte qu’elle a induit. Justement, l’un des apports de l’exégèse des XIXe-XXe siècles est d’avoir mis en valeur des glissements de mentali­tés d’un livre à l’autre.
Ainsi, la notion de résurrection des hommes émerge dans les textes des VI et Ve siècles av. J.-C., puis elle est clairement affir­mée au Ie siècle av. J.-C.. L’écart avec l’animal se creuse enco­re un siècle plus tard lorsque le concept de spiritualité et d’immortalité de l’âme humaine est évoqué par l’auteur du Livre de la Sagesse (IX, 15), un juif hellénisé d’Alexandrie, influencé par la distinction platonicienne du corps et de l’âme. Un autre exemple réside dans le rapprochement esquissé entre les démons et les bêtes : le même auteur identifie implicite­ment le serpent du Péché originel au diable, ce que la Genèse ne faisait pas.

Le Nouveau Testament prolonge ce processus, puisque les ver­sets concernant les animaux deviennent rares. Certains s’inscri­vent encore dans la tradition vétérotestamentaire de la communauté lorsqu’ils évoquent les liens avec Dieu, l’espoir d’un retour à la paix paradisiaque (signifié par le séjour du Christ au désert), l’attente de la création qui soupire, voire l’évangélisation de toutes les créatures. Mais d’autres affirment une supériorité ontologique de l’homme ou, comme l’a montré Albert de Pury, entreprennent une relecture des textes anciens en le mettant au centre de tout ce qui se produit entre Dieu et la création. À propos de l’injonction du Deutéronome (xxv, 4) « Tu ne muselleras pas le bœuf qui foule le grain », Paul écrit : « Dieu s’inquiéterait-il des bœufs ? N’est-ce pas pour nous qu’il parle ? Oui, c’est pour nous que cela a été écrit ! » De l’auteur du Livre de la Sagesse à l’apôtre Paul, on entrevoit ici l’influence crois­sante de la pensée grecque, notamment du néoplatonisme, qui instille une rupture entre l’homme et les autres créatures aussi bien dans le judaïsme de l’époque, qui entend se singulariser des religions voisines depuis le retour de Babylone, que dans le christianisme naissant.

LA SYNTHÈSE CHRÉTIENNE

Cela annonce la synthèse qui s’ébauche alors et qui se poursuit durant le premier millénaire du christianisme. Du fait du carac­tère elliptique ou symbolique ou allégorique de nombreux ver­sets de l’Ancien Testament, et de leur rareté dans le Nouveau, le discours chrétien sur l’animal (nous centrerons notre propos sur celui des clercs et des pasteurs) se construit progressivement par l’adjonction de divers héritages qui permettent d’interpréter ou de compléter les Livres. Ils témoignent du brassage des idées dans l’Empire romain, mais aussi dans la chrétienté du haut Moyen Âge. Littératures grecque et romaine, connues par les abréviateurs de l’Antiquité tardive, cultures locales, perse, juive, germaine, Scandinave, etc., sont peu à peu fondues dans un creuset par les auteurs des Apocryphes, les Pères de l’Église, les hagiographes, les moines.

Tous participent à un lent travail de construction du discours où se mêlent sans cesse la compilation, qui initie une attitude de soumission aux « autorités » (la Bible, les Pères, mais aussi les auteurs antiques), l’épuration des aspects peu à peu jugés hétérodoxes ou païens, la transformation des idées et des images au fil des emprunts. En place dès le haut Moyen Âge et relativement stable sur la longue durée pour les aspects les plus géné­raux, ce discours se révèle plus fluctuant à court ou à moyen termes, justement parce qu’il oscille entre l’attachement à quelques principes établis assez tôt et l’inévitable adaptation à l’évolution des mentalités.

L’INFÉRIORITÉ DE L’ANIMAL

Dès les origines, l’image de la bête est forgée en opposition à celle de l’homme et c’est une constante du christianisme de ne regarder l’une qu’à travers l’autre. Les premiers auteurs chré­tiens, notamment les Pères de l’Église, sont peu à peu gagnés au néoplatonisme qui présente à leurs yeux un triple avantage. Il semble proche du christianisme du fait de sa croyance en une divinité transcendante. Il paraît donner une interprétation convenable de l’image de Dieu dans la Genèse en soutenant que l’âme humaine est de nature intellectuelle et immatérielle, donc parente avec le divin. Il permet ainsi de se démarquer des religions païennes en plaçant la relation avec Dieu dans une sphère supraterrestre.

Cette conception est avalisée par saint Augustin, influencé lui aussi par le néoplatonisme, dont la philosophie domine sans partage le christianisme jusqu’au XIIIe siècle et reste bien ancrée par la suite. Pour lui, l’âme est la partie supérieure de l’homme, indépendante du corps, spirituelle, source de la connaissance intellectuelle qui correspond à l’image de Dieu dans la Genèse L’expression reçoit ainsi sa lecture définitive sous l’impulsion d’une pensée grecque qui érige l’intellect en critère de définition de l’homme et des divinités alors que, nous l’avons vu, son sens originel semble avoir été différent.

À l’inverse, si l’animal est doté d’une âme comme l’indique l’Ancien Testament, et ce sera toujours le cas hormis l’épisode cartésien contrairement à ce que beaucoup croient, elle est conçue matérielle et attachée au corps, puisqu’il n’est pas image de Dieu. Elle permet une sorte de connaissance, mais unique­ment fondée sur les sens et toutes les facultés qui paraissent rele­ver de la raison ne lui appartiennent pas.
Les grands traits de la distinction restent ainsi fixés jusqu’à nos jours, quelles que soient les philosophies qui se succèdent pour interpréter et compléter la Bible. Lorsque, au XIIIe siècle, saint Thomas d’Aquin tente de concilier la foi avec l’aristotélisme redé­couvert, il rompt la continuité des âmes matérielles que le philo­sophe grec avait instituée de la plante à l’homme pour donner à celui-ci, et à lui seul, une âme intellective, spirituelle, de type platonicienne. En conséquence, et bien qu’il adopte l’idée aristo­télicienne d’une création hiérarchisée et graduée de créature en créature, il introduit des différences de nature dans les facultés les plus communes et les plus simples de l’homme et de l’animal, les attribuant à la raison pour l’un, aux sens ou à l’instinct pour l’autre. C’est à cette distinction bien tranchée des aptitudes que s’attachent les théologiens jusqu’à nos jours. Pour cela, il ne i s’agit jamais d’observer l’animal, de procéder par empirisme, mais de décider si telle capacité suppose la raison : en ce cas, il ne peut l’avoir.

La permanence du comportement révèle un des traits du chris­tianisme qui ne pense souvent l’homme que par la dévalorisation de l’animal. Sans doute faut-il remonter aux origines pour comprendre cela, notamment à la volonté d’imposer un dieu transcendant contre les divinités païennes, voire zoomorphes, de promouvoir l’homme en interlocuteur direct et de le faire pour cela à son image, de combattre tout panthéisme ou totémisme en installant une césure avec les autres créatures.

Deux conceptions opposées montrent l’ancrage de ce réflexe. D’abord la thèse car­tésienne de l’animal machine, qui apparaît vite irréaliste à beau­coup, mais qui séduit le clergé catholique des XVIIe-XVIIIe siècles, parce qu’elle accuse un peu plus le fossé avec l’homme (défini par le seul esprit) et la prérogative de celui-ci. À l’inverse, le spi­ritualisme des XVIIIe-XIXe siècles attribue une âme spirituelle aux bêtes, génératrice de facultés assez développées, bien qu’infé­rieures à celles de l’homme. Il est alors souvent considéré comme plus proche des faits, mais il n’est adopté qu’avec retard par ce même clergé, durant quelques décennies de la première moitié du XIXe siècle. Il suscite aussitôt de fortes oppositions, parce qu’il ne distingue pas assez les créatures, et il est supplan­té dans les années 1870 par un néothomisme en place jusqu’à nos jours.

Cette attitude provoque quelques écarts avec les cultures paysannes, plus promptes à reconnaître des facultés aux bêtes, et elle suscite des contestations, par exemple celles des courants libertins puis philosophiques, aux XVIe-XVIIe siècles, qui développent une conception matérialiste des vivants (tout en maintenant une hiérarchie). Elle pose aussi de sérieux problèmes aux XIXe-XXe siècles au regard du développement de la science, de la paléontologie, des théories évolutionnistes, de l’éthologie qui rapprochent l’homme et l’animal, rendent les frontières floues et repoussent sans cesse leurs limites. Elle explique les vives oppositions du XIXe siècle, qui perdurent quelquefois, ou une ignorance délibérée de nos jours : hormis un courant marginal dans le catholicisme et minoritaire dans le protestantisme, la plupart des théologiens n’ont pas intégré ces données et s’en tiennent à une lecture classique.

L’ABSENCE DE DESTIN

Nous avons vu que les notions de résurrection des hommes et d’immortalité des âmes émergent dans l’Ancien Testament. Pourtant le Nouveau Testament et notamment saint Paul ne conçoivent la seconde que par le biais de la résurrection inté­grale. Les Pères de l’Église gagnés au stoïcisme (Julien, Tertullien, etc.) considèrent que la mortalité est somme toute compensée par la résurrection et que l’immortalité, si elle se pro­duit, ne dépend que de Dieu.

Mais la thèse contraire, d’une immortalité individuelle consubstantielle à la nature immaté­rielle de l’âme, s’impose sous l’impulsion des Pères acquis au néoplatonisme, de Basile de Césarée à saint Augustin. Dès lors, elle devient une caractéristique indispensable de l’homme. Elle contribue à installer le dualisme matière-esprit qui structure toute la vision chrétienne de l’univers avec, d’un côté, Dieu, les anges, les hommes qui vivent dans les cieux éthérés ou aspirent à les rejoindre et, de l’autre, des créatures défini­tivement attachées à la terre, les théologiens n’accordant qu’une âme mortelle à l’animal.

Cette différence se transforme en élé­ment majeur de la distinction, en garant des prérogatives humaines, en barrage essentiel à toute égalisation : lorsque le spiritualisme catholique du XIXe siècle concède une âme spiri­tuelle à l’animal, il la conçoit... mortelle ! Cette certitude se traduit aussi par le refus de prendre en comp­te des versets plus nuancés de l’Ancien Testament, par l’oubli des bêtes dans les commentaires de la « nouvelle terre » promise par saint Pierre, par leur absence dans les descriptions, savantes ou populaires, du paradis alors qu’y figurent les rivières, les fleurs, les plantes ou les arbres.

Elle explique que le spiritualisme du XIXe siècle soit vite abandonné, certains clercs ayant proposé d’attribuer l’immortalité aux âmes des bêtes, non pas par sympathie, mais afin de les rendre cohérentes dans l’op­tique de la théologie classique, une âme spirituelle devant être immortelle. Elle explique aussi la difficulté à concéder des facul­tés développées, car elles semblent obliger, dans cette perspecti­ve chrétienne qui est en fait celle de toute la philosophie occidentale, une essence spirituelle, et la constance à ne parler que de capacités sensitives. Elle explique enfin les fortes réti­cences envers les mouvements contemporains de protection qui sont, dans l’ensemble, favorables à l’idée d’une âme spirituelle et d’une survie des bêtes.

UN MISSIONNAIRE

Longtemps, cette prudence a semblé d’autant plus nécessaire que l’animal gardait une fonction maintes fois évoquée dans l’Ancien Testament : aider l’homme dans sa quête spirituelle parce qu’il est la créature la plus proche de lui, juste en dessous, tout en étant assez différente pour qu’elle ne prétende pas parta­ger le même destin et, pour cela, participer, en tant que tel, au dialogue avec Dieu.

À la suite de saint Augustin, les théologiens affirment qu’en leur octroyant l’être, Dieu a donné aux créatures matérielles une par­ticipation à sa nature divine, la source de beauté et de perfection. Il est donc possible de le connaître en les observant, même si elles ne sont que des reflets, des vestiges de Dieu contrairement à l’homme, sa véritable image. La recherche du Créateur par ses traces naturelles devient une constante du christianisme et trou­ve son apogée dans le franciscanisme qui prône une contempla­tion mystique de la nature.

Mais l’animal a souvent un rôle plus actif, évoqué dans la Bible, largement repris dans les vies des saints qui façonnent des géné­rations de chrétiens, dans les exempla du Moyen Âge et par les prédicateurs qui rapportent sans cesse des histoires tirées des auteurs antiques, de l’hagiographie ou de faits divers contempo­rains. Il est donc un symbole très usité du Christ (agneau, pélican, phénix...), du Saint-Esprit (colombe), des anges (oiseaux), des évangélistes, mais aussi des fidèles, tels le cerf qui étanche sa soif, les brebis qui suivent le berger ou les oiseaux qui picorent le raisin.

La plupart de ces figures ont une origine biblique directe ou résultent de l’interprétation de certains versets à la suite d’une influence extérieure. Ainsi, c’est Philon d’Alexandrie, juif néoplatonicien d’origine grecque, qui établit le premier une alliance entre les animaux et les péchés. Elle est reprise par saint Paul et ; les Pères de l’Église, qui s’appuient sur des descriptions bibliques, et prend une telle ampleur au Moyen Âge que les bêtes en viennent, au XVe siècle, à figurer les péchés capitaux à elles toutes seules, une association en vigueur jusqu’au début du XXe siècle dans le catholicisme. Parallèlement, le rapprochement initié dans l’Ancien Testament entre Satan et le serpent est offi­cialisé par les premiers chrétiens. Ce reptile et le dragon deviennent les images naturelles du démon. Ce dernier est d’ailleurs déchu de ses aspects humains aux XIe-XIIe siècles et prend désor­mais les apparences de bêtes velues et lubriques (bouc, crapaud, chat...). C’est également à partir de cette époque que les sorcières au sabbat sont affublées d’allures bestiales et que les hérétiques sont symbolisés par des animaux malfaisants.

L’animal sert aussi de modèle pour les chrétiens. Les vies des saints, les exempla, les récits de vie quotidienne sont pleins d’histoires lui donnant un comportement édifiant que le fidèle doit méditer et imiter : il obéît aux hommes de Dieu, respecte, voire vénère les lieux et les objets sacrés, fait preuve de vertus, etc. Il aide pareillement à l’accomplissement de l’histoire divine en se mettant au service de Dieu (de l’âne de la fuite en Egypte ou de l’entrée à Jérusalem à la colombe venue montrer à tous la béatitude de François de Sales), des saints (du chien de Roch au crabe de François-Xavier) ou de la foi de tous les jours, par exemple en pourchassant les hérétiques et les incrédules.

Tout cela n’est possible qu’au terme d’une conversion de nature d’au­tant plus importante que l’animal est sauvage et dangereux ; elle montre la puissance de Dieu et sert à édifier les hommes. Mais la chute ayant obscurci les relations avec les bêtes, celles-ci deviennent souvent les auxiliaires du démon et de ses agents, participant ainsi au combat entre le bien et le mal. Ces actions, à la fois familières et importantes dans le christia­nisme, traduisent une sorte de sacralisation de la nature qui sert de théâtre à l’histoire divine, qui guide l’homme vers son salut, car l’animal n’est pas le seul acteur, même s’il est le principal : les arbres, le vent, les eaux, les rochers participent quelquefois. Elles s’expliquent par une longue adhésion à une religion de proximité, où le divin intervient sans cesse auprès des hommes, par la nécessité d’une pastorale concrète pour enseigner à des populations paysannes en utilisant la créature la plus proche biologiquement et géographiquement. Elles ont peut-être été ini­tiées ou renforcées par les conceptions païennes de la nature.

Cependant, tout danger de vénération de divinités zoomorphes, par confusion entre l’agent matériel et la puissance invisible, ou de panthéisme est évité grâce à un processus de désincarnation : l’animal n’est jamais considéré pour lui-même, mais unique­ment pour les attributs ou les capacités adaptés au rôle qu’il doit jouer. La créature est réduite à cette fonction et s’efface derrière le symbole qu’elle présente, le ministère qu’elle remplit, la leçon qu’elle véhicule. L’animal convenable n’est qu’un signe, un ins­trument de la Providence dont l’entité est restreinte au message qu’il doit transmettre, ce qui a longtemps laissé libre cours à l’imagination, à la multiplicité des interprétations, à la profusion ; des créatures monstrueuses ou mythiques. C’est pourquoi l’animal est rarement regardé, et surtout pas par curiosité.

C’est dans les livres et non dans la nature que les clercs puisent d’édifiantes descriptions d’animaux. Les bestiaires, ces encyclopédies du Moyen Âge produites entre les Ve et XIIIe siècles puis reprises sous d’autres formes, empruntent à Aristote, à Pline l’Ancien, au Physiologus du IIe siècle, à Isidore de Séville, pour décrire des bêtes connues, exotiques ou fabuleuses, et ne retenir qu’un enseignement spirituel et moral. La faune n’existe que pour don­ner des exemples de foi. La réalité importe moins que le signe et la vérité n’est pas utile, le merveilleux étant aussi instructif que le réel. Même lorsqu’il participe à l’engouement pour l’histoire naturelle des années 1670-1840, clercs et pasteurs n’observent la nature que pour apercevoir Dieu à travers elle.

Cette utilisation reste en vigueur dans le monde catholique jus­qu’au début du XXe siècle avec des périodes d’apogée, tels les XVIe-XVIIe siècles où l’animal est enrôlé dans le combat contre l’hérétique, ou de déclin, comme au XVIIIe siècle sous l’action d’une réforme catholique luttant contre les superstitions popu­laires. Elle s’efface rapidement dans les années 1900-1940 du fait d’une transformation de la religion, avec un Dieu désormais lointain, intervenant peu, un dialogue plus intériorisé, se dis­pensant des intercesseurs terrestres, une pastorale délaissant les champs pour les villes et transformant ses méthodes. L’abandon de l’animal participe au désenchantement du monde entrepris par l’Occident contemporain.

Gretchen Hill Woodman

UNE CRÉATURE FAITE POUR L’HOMME

Le risque d’un culte rendu aux animaux est, dès les premiers temps, d’autant mieux circonscrit que le christianisme sécularise leur statut. Les apôtres interdisent les immolations en faveur des idoles, tandis que le sacrifice juif est remplacé par la messe, la transition étant symboliquement assurée par la figure de l’agneau christique.

Parallèlement, l’abattage est transformé en opération profane ne nécessitant ni rites, ni opérateurs particuliers. Les interdits alimentaires du judaïsme perdurent par contre plus longtemps. Les apôtres maintiennent la condamnation des viandes étouffées, non saignées. La mesure est encore rappelée par les conciles et les synodes des IVe-VIIe siècles, bien que l’explication ini­tiale (le sang, c’est l’âme) soit peu à peu oubliée, avant de dispa­raître en Occident aux VIIIe-IXe siècles. L’interdiction de la consommation des animaux impurs reste aussi en vigueur jus­qu’au VIIIe siècle, par souci de lutte contre le paganisme, bien qu’el­le ait été abolie par le Nouveau Testament. Seule l’abstinence des viandes persiste jusqu’au XXe siècle. Pourtant les canons apostoliques, saint Paul, puis de nombreux conciles avaient condamné les chrétiens qui professaient le dégoût des viandes jugées immondes et polluantes.

Le concile d’Ancyre (314) avait obligé les prêtres à consommer au moins une fois de la viande pour montrer qu’ils ne la croyaient pas impure. Mais l’abstinence se développe dans le monachisme en expansion à partir du Ve siècle et s’impose parmi les séculiers et les laïcs en se concrétisant par les nombreux jours maigres de l’année. Il s’agit, en refusant une nourriture jugée la plus ter­restre, la moins digeste, la plus susceptible de provoquer des désirs immodérés, de libérer symboliquement l’âme des pesan­teurs du corps pour lui permettre de penser plus aisément aux affaires spirituelles.

L’abstinence perdure parce qu’elle s’inscrit dans le dualisme matière-esprit, parce qu’elle conforte l’abaisse­ment de la bête devenue le symbole d’un monde rejeté et parce qu’elle sous-entend le refus de la condition terrestre et animale. Elle s’efface au XXe siècle du fait de la revalorisation de cet univers matériel, mais dans le but de mieux s’en emparer et d’en jouir. Avec l’abandon des sacrifices, des abattages rituels et des interdits alimentaires, le christianisme affirme son universalité face à la singularité du judaïsme de l’époque, mais, surtout, il renvoie le monde animal, et par lui toute la nature, dans le profane. Là encore, la bête devient un objet, à utiliser cette fois-ci pour les besoins du quotidien. Pour tous, il est évident qu’elle a été créée pour le bien de l’homme, centre et maître de la création. Le péché originel n’a pas remis en cause sa souveraineté et Dieu a disposé les choses pour sa plus grande convenance : les bêtes farouches sont retirées dans les solitudes et les forêts, celles des champs sont prêtes à donner leurs produits et celles des villes à proposer leurs loyaux services.

Jusqu’au début du XXe siècle, la notion de domestication ne concerne que les animaux d’agrément, les bêtes d’élevage semblant avoir été créées telles quelles dès les ori­gines. Ce finalisme, qui affecte toute la création, prend à cer­taines époques une ampleur étonnante : pasteurs protestants et prêtres catholiques du XVIIIe siècle sont persuadés que le cheval a été conçu pour porter l’homme, le chien pour le caresser, le feuillage des arbres pour le protéger du soleil l’été, etc.

Dans cette optique, les versets de la Genèse évoquant la domina­tion prennent un sens matériel qu’ils n’avaient peut-être pas à l’origine. L’homme a non seulement le droit d’utiliser les bêtes, mais il peut les tuer pour se vêtir, se nourrir ou le plaisir ; toute activité est justifiée dans son principe. La légitimité de l’exploita­tion est telle que certains théologiens doutent régulièrement que l’homme ait été végétarien avant le déluge. D’ailleurs, tous consi­dèrent cette pratique comme le fruit d’une superstition païenne, d’une croyance en la détestable métempsycose. La consomma­tion de viande dégagée de tout rituel est vécue comme le signe du christianisme, mais aussi de la domination absolue sur la nature et d’une distinction abyssale entre l’homme et les bêtes.

Si la répartition providentielle et le finalisme naïf disparaissent dans les années 1870-1930 sous l’effet des découvertes archéolo­giques, si le végétarisme perd son caractère symbolique dans la seconde moitié du XXe siècle, du fait de ce désenchantement du monde dont nous avons parlé, le droit sur les animaux reste bien ancré.

ENTRE L’INDIFFÉRENCE ET LA CONSIDÉRATION

Car, tout au long de l’histoire chrétienne, il autorise un senti­ment majoritaire d’indifférence envers le sort de l’animal, plus ou moins amplifié selon les époques. La théorie de l’animal machine, à la mode aux XVIIe-XVIIIe siècles parmi le clergé catho­lique, nie l’existence de la douleur chez les bêtes et permet une utilisation à volonté au moment même où la science occidentale commence une entreprise de maîtrise du monde. L’adoption, dans cette même communauté catholique et à partir des années 1940, d’une conception évolutionniste de la création, sous l’im­pulsion du jésuite Teilhard de Chardin, transforme l’animal en créature du passé, qui doit se sacrifier pour permettre à l’homme de progresser, et justifie une exploitation industrialisée.
Bien que marginales et sporadiques, des réserves sont cependant émises sur le droit de l’homme à disposer des bêtes et notamment à les tuer.

Quelques clercs reprennent une argumentation issue d’auteurs antiques, tel Plutarque, en affirmant que les abus sont condamnables, non pas pour l’animal lui-même, mais afin qu’ils ne rejaillissent pas sur les hommes en favorisant leur dépravation morale, en banalisant la violence et le sang. Aimer voir le sang des bêtes, c’est se préparer à contempler celui de l’homme. La réserve ne porte pas sur les principes, mais sur l’ex­cès, voire le gratuit ou l’inutile, ce qui la cantonne souvent à la pure recommandation, car où faire débuter l’abus lorsque le plaisir est inclus dans le droit ?

Dans ce contexte, l’amour pour l’animal n’est jamais bien consi­déré. Il est interprété comme un renoncement au destin supra-terrestre, puisqu’il suggère un attachement à des créatures matérielles incapables de porter vers le divin. L’homme se perd dans la matière, oublie son Dieu et nie sa nature spirituelle, sa place à part dans la création. Les dénonciations de cet amour scandaleux sont incessantes, à tel point que certains chercheurs ont cru tenir là une preuve de sa diffusion précoce, dès le Moyen Âge. Mais c’est confondre rhétorique et réalité : plus qu’un constat de fait, il s’agit de dresser un danger en épouvantail pour maintenir les fidèles dans la bonne voie et préserver le statut particulier de l’homme. Si le refus se fait moins fort dans la seconde moitié du XXe siècle, sous l’effet d’une évolution des mentalités que nous verrons plus loin, il reste bien présent.

Dans le monde catholique, le seul amour toléré est celui des saints, eux seuls sachant transcender la matière, considérer les créatures comme des traces de Dieu et l’adorer à travers elles. C’est en ce sens que le franciscanisme a toujours été admis et revendiqué par l’Église tout en étant marginalisé. Quant à ceux qui professent un amour plus modeste et profane, ils restent dis­crets jusqu’au XIXe siècle.

C’est alors qu’émerge sur la scène publique un courant d’opinion appelant au respect des animaux. Il n’est pas spécifique au catholicisme, mais il trouve quelques échos auprès d’une mino­rité de clercs et surtout de fidèles dans les pays les plus dévelop­pés. Il n’est pas possible de décrire ici les étapes de son évolution, diverses selon les contrées, que nous avons détaillées ailleurs pour le cas français. Il se limite au XIXe siècle à la critique des abus, à la volonté de remplacer la cruauté par la bonté au nom du respect de la création de Dieu, de la protection morale de l’homme, deux arguments anciens mais systématisés, et d’un meilleur rendement des bêtes. Il se transforme peu à peu à par­tir de la fin du XIXe siècle (plus tôt pour les catholiques anglais). Les arguments anthropocentriques déclinent au profit d’un res­pect de l’animal en tant que créature vivante, sensible, intelli­gente et souffrante.

Les principes de la domination sont progressivement remis en cause pour aboutir, depuis les années 1930-1970, au refus du maître omnipotent et à la promotion d’une communauté des vivants basée sur le respect et la frater­nité, les devoirs de l’homme et les droits de l’animal. Cela se traduit par une lutte croissante contre les violences spon­tanées ou organisées (chasse, corrida...), par des interrogations sur l’usage des viandes à partir des années 1880-1890 qui abou­tissent à des conversions au végétarisme dans le dernier tiers de notre siècle. Parallèlement, l’animal est intégré dans l’économie du salut par l’octroi de plus en plus fréquent d’une âme spiri­tuelle, par la croyance de plus en plus certaine d’une survie et d’une présence au paradis, par l’usage de prières, de messes en leur faveur et de pratiques d’inhumation.

Le fossé entre l’homme et l’animal est progressivement comblé bien que l’idée d’une hiérarchie demeure. D’abord émises par des laïcs plus libres vis-à-vis du magistère ecclésial, bien qu’au XIXe siècle les cardinaux Donnet en France et Manning en Angleterre se soient illustrés en la matière, ces idées sont peu à peu reprises par des clercs, mais qui demeurent marginaux et souvent entourés d’un parfum de scandale, comme le montre l’exemple d’Eugen Drewermann. Il reste que ce courant renforce le discours ancien d’une néces­saire modération et qu’il incite la hiérarchie catholique à des positions plus neuves en Angleterre, en Belgique, en Suisse, en Italie, mais aussi de la part des papes, notamment Paul VI et Jean-Paul II, l’épiscopat français restant par contre en retrait, si l’on excepte l’éphémère épisode du catéchisme national de 1957 qui condamnait la souffrance inutile. Il révèle aussi l’existence d’une pression croissante sur l’Église contemporaine.

UNE LECTURE DURKHEIMIENNE

Cela pose la question de l’influence du christianisme sur les socié­tés occidentales. Les chercheurs expliquent souvent leurs attitudes : envers la nature par le poids de la religion ; mais, penché sur les fluctuations de celle-ci en la matière, j’ai cru trouver leurs causes dans les transformations sociales ! Il faudrait donc parler d’une interaction continue, la société demandant à la religion une justi­fication de ses penchants tout en l’adaptant à l’évolution de ses mentalités. Il me semble qu’en ce domaine, le christianisme remplit bien le rôle social autrefois relevé par Durkheim pour toute religion : permettre aux sociétés humaines de se représenter, de s’adorer et de se consolider. Il glorifie l’homme, sacralise sa pro­pension à se croire différent et transforme en commandement divin son aspiration à la maîtrise de la nature. Trois exemples prouvent à quel point il a servi à théoriser et pro­grammer cette ambition.

On n’a pas assez réfléchi sur l’influen­ce qu’a pu avoir la représentation du paradis dans l’imaginaire collectif, car ce monde sans bêtes a été proposé, des générations durant, comme l’archétype d’un habitat qui serait enfin celui de l’homme, et de lui seul. Or c’est bien ce modèle que l’Occident a réalisé lorsqu’il en a eu les moyens techniques avec la révolution industrielle, en réduisant la faune sauvage, en licenciant les ani­maux de trait ou en inventant l’élevage industriel. Il a été aussi montré que les récits hagiographiques du haut Moyen Âge évoquant les relations des saints avec les bêtes sau­vages constituaient un encouragement moral à prendre posses­sion des marges hostiles du monde chrétien.

J’ai essayé de dire comment, en dévalorisant l’animal grâce au cartésianisme, en abaissant les sens et la matière au profit de l’esprit, en épurant les lieux de culte des objets matériels, et en priorité des bêtes, pour séparer le sacré du profane, le clergé tridentin a participé, mais surtout a soutenu et conforté le processus général de sépa­ration entre l’homme et la nature, initié par la révolution scien­tifique du XVIIe siècle, puis approfondi jusqu’à nos jours par les transformations démographiques, agricoles et industrielles.

L’ÉVOLUTION DU PROTESTANTISME

Pourtant, la religion est loin de représenter un socle inébran­lable. Elle prend figure ou évolue au rythme des sociétés. Aux XVIe-XVIIe siècles, par exemple, rien ne sépare les protestants des catholiques, comme cela a été prouvé pour l’Angleterre. Cependant, le cas de la France, une zone de confrontations et d’émulations, montre que les critiques des premiers incitent sou­vent les seconds, lancés dans la réforme tridentine, à expurger les lieux de culte, les vies des saints, l’iconographie et les ser­mons des images et histoires « indécentes », c’est-à-dire où les animaux participent au sacré d’une quelconque façon. Par le dépouillement du culte, une démarche centrée sur l’introspec­tion et le dialogue individuel avec Dieu, le protestantisme est alors le fer de lance d’une dénaturation du christianisme, d’une séparation du spirituel et du matériel.

Il se dessine pourtant une évolution aux XVIIe-XVIIIe siècles, et d’abord en Angleterre : des membres de groupes religieux mino­ritaires, tels que les puritains, les quakers, les latitudinaires, les méthodistes ou les évangélistes, s’appuient sur une relecture de l’Ancien Testament et sur les philosophies sensualistes de l’époque pour affirmer de plus en plus que Dieu s’intéresse autant aux bêtes qu’aux hommes, qu’elles ont une âme, aux facultés développées, qui survivra après la mort, et qu’il faut combattre les cruautés inutiles. En réalité, ils accompagnent et souvent initient une transformation générale des sensibilités, qui se retrouve dans les autres terres protestantes avec des décalages chronologiques plus ou moins forts.

Désormais, et même si la majorité des pratiquants suit plus lente­ment, c’est là que surgissent les idées neuves. En France, c’est le pasteur David Bouillier qui popularise au XVIIIe siècle l’idée d’une âme spirituelle ; c’est le protestant Paul Sabatier qui, à la fin du XIXe siècle, donne une nouvelle crédibilité au franciscanisme et permet en partie son renouveau dans le catholicisme ; c’est Albert Schweitzer qui développe, à partir de l’entre-deux-guerres, la notion, promise au succès, de respect de la vie comme base d’une nouvelle éthique.

De nos jours, la révision des concepts est avan­cée dans les pays d’Europe du nord-ouest et d’Amérique du nord. Des théologiens, des pasteurs soutiennent l’idée d’une culpabilité des Églises en la matière, insistent sur la continuité de l’évolution, de la molécule à l’homme, donc sur la ressemblance avec l’ani­mal, sur la solidarité et le partenariat avec la nature. Ils affirment, en relisant la Bible, que l’homme n’est que le vicaire de Dieu, qu’il doit administrer avec amour des créatures promises à un avenir et qu’il doit bannir les cruautés, même institutionnalisées. Bien qu’elle soit encore minoritaire, cette « théologie de la nature » montre l’ampleur de la transformation.

UNE RELIGION NATURELLEMENT ANTHROPOCENTRIQUE ?

Il ne s’agit pas d’un phénomène purement interne au protestan­tisme, mais d’une adaptation aux changements de sensibilités des sociétés concernées, ce qui contribue à les renforcer. La structure décentralisée du protestantisme semble faciliter cet ajustement et permettre même de le vivre au diapason des évo­lutions. À l’inverse, l’organisation hiérarchisée de l’Église catho­lique, qui se conçoit comme une société autonome, directrice des consciences et dispensatrice d’une religion de groupe, peut expliquer l’attachement aux dogmes, la timidité des modifica­tions. Elles sont pourtant réelles en Angleterre, en Belgique, en Suisse, ce qui prouve qu’elle sait s’adapter lorsque la pression sociale, et celle des Églises concurrentes, est forte. On ne peut donc soutenir, comme l’a fait l’historien américain Lynn Whyte, le caractère naturellement anthropocentrique du christianisme.

L’importance des versets favorables aux animaux dans l’Ancien Testament aurait pu permettre le développement d’une autre conception, celle que François d’Assise a portée à son plus haut niveau de spiritualité. L’anthropocentrisme est plutôt la résultante de circonstances historiques. Le christianisme se constitue au moment où l’hellénisme s’impose dans le bassin méditerranéen : apôtres et Pères de l’Église s’appuient sur des philosophies issues d’une civilisation inégalitaire et ethnocentrique. Elles paraissent d’autant mieux adaptées à la nouvelle religion monothéiste que la venue du Christ-Homme et la rareté des versets concernant les animaux dans le Nouveau Testament semblent non seulement le signe d’une élection particulière de l’homme, mais d’une restriction de la religion à lui seul.

La pérennité de cette conception est permise par le long et patient travail de répression des cultures populaires entrepris par l’Égli­se, en particulier auprès des peuples nouvellement convertis. Elle trouve un écho favorable et s’enracine peu à peu en Occident, notamment durant le haut Moyen Âge, lorsque l’homme dominé par la nature se persuade d’être le dominateur pour résister à une évolution contraire et la reprendre en main, puis à partir du XVIIesiècle lorsqu’il s’agit de s’extraire peu à peu de cette nature pour la maîtriser. L’ancrage de l’anthropocentrisme parmi les populations le renforce dans une Église chargée de théoriser et de maximaliser leurs aspirations, et il se produit ainsi une interaction continue.

À l’inverse, l’établissement du protestantisme, puis le contrôle de plus en plus réduit des laïcs dans les zones catholiques facilitent une revalorisation de l’ani­mal dans les pays industrialisés, paradoxalement les plus déta­chés de la nature. Cette dialectique société-religion peut expliquer les différences actuelles entre les pays occidentaux, ceux du nord étant globalement (il faudrait nuancer dans le détail) plus sensibles à l’écologie et à la protection de l’animal que ceux du sud. Reste à savoir si ce clivage va demeurer, s’ac­centuer ou si le catholicisme, poussé par les transformations sociales, à condition qu’elles persistent, va évoluer dans le même sens et amplifier ce qui deviendrait alors une inflexion majeure dans son histoire.