Traduction Alexandre Nicolsky
Envahie par la brume du soir, la forêt, mystérieusement figée, parait écouter.
Ils sont deux à marcher dans l’herbe.
Un vieux moine s’avance, courbé par les ans, sa soutane de toile écrue et sa calotte paraissent blanches. Dans la douceur des ténèbres on perçoit son visage ridé, éclairé par des yeux tout bleus. Il semble rayonner d’une pureté non terrestre, d’un silence céleste. On voit parfois cet aspect de sagesse réservée sur les visages des vieux paysans russes. Le visage du vieux moine semble empreint de tous les bruissements de la forêt, de sa lumière, de son silence.
Avec lui, s’avance l’ours.
La main du vieux moine est posée sur l’échine de l’animal, dont le poil rêche fume dans le froid.
L’ours marche a pas doux, sans bruit, ses pattes allongées sont trempées de rosée. Parce qu’il est en contact avec l’herbe mouillée, le poil ébouriffé de son poitrail brun est presque noir. La bête souffle fort dans le brouillard, on aperçoit sa grosse tête humide. Là où la vieille savate en aubier tressé, trempée d’eau, du moine, fait craquer une brindille, la grosse patte griffue de l’ours se pose légèrement, elle frôle à peine le sol. Les feuilles mortes répandent une senteur fraîche, acide. Le feuillage frémit, s’envole, comme si s’effritait un mur de cuivre rougeâtre.
Il y a dans les fourrés une grosse pierre grise. Devant sont coincées deux planches grossières pour que la brise de la nuit ne souffle pas la flamme du cierge.
Le moine s’agenouille sur la pierre, allume un cierge du monastère et on entend sa voix faible, transie par le froid :
« Allons, vieux frère, prions... prions pour tous et pour tout.... ! »
La voix va de feuille en feuille, parcourt les ténèbres.
Le loup dresse l’oreille, se met sur ses pattes arrière, les pattes tremblent, grises, puissantes noueuses, avec des taches bleuâtres sur la peau, là où les ont blessé les plombs des chasseurs.
L’oiseau tressaille, ouvre un oeil, le découvrant de sa paupière blanche. Les bouleaux, translucides, luisent de leur or jaune dans l’obscurité.
Chaque feuille frémit, frémissent aussi les trembles, dont le feuillage est déjà noirci par les premières gelées, les noisetiers chuchotent. Les chênes bruissent dans les hauteurs....
Le jeune lièvre arrivé d’un bond dans les avoines couchées, que la faux du moissonneur n’a pas atteint en bordure du champ, culbute, couche ses oreilles, plisse les paupières – il a entendu, lui aussi ;
« Allons vieux frère, prions.... »
Et le corbeau qui sautait sur une patte dans les chaumes hérissés, bat de ses ailes noires.
Le moine tout blanc prie sur sa pierre. Près de la pierre, l’ours est dressé sur ses pattes arrière. Le poil fait comme une bosse sur sa nuque, les petits yeux couleur de noisette de l’animal regardent le moine esquisser les signes de croix de sa main sèche. Les croix semblent tinter sur sa vieille poitrine sous la soutane de toile écrue.
Aux premières lueurs du jour, quand tout pâlit, enveloppé de brume, dans cette aube qui naît sur la Russie, le moine blanc sort de la forêt, et l’ours avec lui. La main du moine est sur la tête de l’ours. Ils sont tous deux couverts de rosée et enveloppés de brume.
Près des labours, là où le sentier de la forêt devient un chemin, l’ours s’assoit sur ses pattes arrière et reste longtemps à regarder le moine courbé cheminer entre les lisières des champs moissonnés....
Et quand Séraphim quitta la vie terrestre, quand on le releva agenouillé dans sa cellule, devant l’icône de la Mère de Dieu, embrasée d’une flamme claire, personne n’a rien dit de ce qui était advenu de l’ours.....
On peut supposer que l’animal sortait à l’orée la forêt dans le champ envahi par la nuit. Loin, dans le noir, clignotaient deux ou trois lumières du couvent. L’ours regardait les lumières et attendait la venue du vieux moine.
Il passa bien des nuits à attendre dans le champ.
Le loup, queue basse, se glissait sur les flaques gelées. Il sentait le chagrin de l’ours et son hurlement en était encore plus lugubre et plus fort.
Les bêtes n’ont personne à qui conter leur peine. Bien des nuits, bien des nuits l’ours a attendu au bord du champ.
Il se mit alors à traîner dans les bois. Il n’arrivait pas à se trouver une place. Chez les bêtes il y a aussi des sans-logis et des vagabonds.
Amaigri, le poil en touffes collées par des glaçons, l’ours errait dans les bois, balançant sa grosse tête. Il dormait là où il se trouvait, sans gîte, dans des feuilles mortes, au fond des ravins, sous des branches tombées.
Il n’avait personne à qui confier son chagrin. L’animal grognait doucement, tristement, alors que dans le haut des chênes bruissait le vent de la nuit et que des herbes mouillées s’agitaient entre les griffes de sa patte velue. Alors en chuintant, les feuilles venaient recouvrir son flanc.
L’animal cherchait. Il éternuait, reniflait les flaques, la mousse.
Sur les sentiers de la forêt, tant que le l’eau glacée ne les avait pas inondé, tant qu’une couche de neige ne les avait pas recouvert, il retrouvait parfois, la trace légère de la savate d’aubier tressé, il sentait alors une odeur qu’il connaissait, une odeur de cire et de miel. L’ours s’asseyait près de la trace et attendait.....
Dure était la tête de l’ours - qu’attendait-il donc ? Et sortant sa langue râpeuse, fumante dans le froid, il se mettait à lécher son poil, à se faire une toilette, à sa manière d’ours.
La nuit se faisait noire, la forêt bruissait, et il ne venait toujours personne. ....Alors l’ours se couchait près de la trace, la tête entre les pattes et se mettait à geindre.
Quand il a du chagrin, l’ours geint, le loup aussi geint, en serrant ses mâchoires d’acier, le renard aussi, comme les chiens.
De chagrin, on peut penser que l’ours cessa de craindre l’homme, il décida dans sa tête dure de chercher là où on voit des lumières, là où on sent la fumée, la neige fondue, le pain... là où on entend rire et pleurer des enfants, où aboient les chiens....
On était au coeur de l’hiver dans le gouvernement de Simbirsk lorsqu’un jour, un ours apparut en plein marché, efflanqué, soufflant dans la brume froide.
Bien entendu, ce fut la panique parmi les paysans, les cris.
On tentait de le chasser, en lui jetant des pots de terre, des seaux de bois, des bâtons, et lui, montrant les dents, se blottissait contre une charrette. Contre la même charrette se blottissait un vieux bonhomme, paralysé par la peur. Il avait une blouse grise, les yeux bleus. Il faut croire que le pauvre ours se méprenant, se glissa contre le vieux paysan et mit le nez sur sa moufle gelée.
Mais que pouvait faire le vieux, qui vendait de la choucroute, d’un ours ? Des tziganes le lui échangèrent contre un poulain chétif qui boitait.
Les tziganes lui mirent une chaîne. Les gens du voyage connaissent bien des choses concernant les bêtes. Il percèrent les narines de l’ours avec un anneau de fer et lui apprirent des tours. Mais l’ours les quitta un jour, s’arrachant à sa chaîne, après avoir d’un coup de patte blessé jusqu’au sang, son guide noiraud à la peau basanée, déchirant son gilet rouge aux grelots de cuivre.
Il arriva qu’on vit l’ours sur la grand-route, reniflant les traces des chevaux et des gens – enragé - se disaient les gens. On le poursuivit, on lui tira des coups de fusil. À la tombée du jour, l’animal partit dans les champs, par les chemins de terre.
Or dans les champs, s’était arrêté un convoi de marchands, des maquignons. Ils avaient vendu leur troupeau et après avoir partagé leurs bénéfices, ils étaient tous fins saouls.
Comme le dit le proverbe, quand un homme est saoul, même la mer lui arrive au genou... Un ours est venu à la lumière.... qu’y a t’il à cela ? c’est drôle ! c’est tout...
On lui donna à boire de la mauvaise vodka dans un seau.... l’ours but à grandes lampées.
Alors l’un des marchands lui mit une chaîne et l’emmena chez lui – c’est drôle un ours qui se saoule....Les gamins lui donnaient de la vodka dans un baquet et le promenaient dans la cour au bout de sa chaîne.
L’ours se clochardisa, saoul, tremblant, il prit froid et ses pattes se mirent à lui faire mal.
Or, pendant le Grand Carême, un pèlerin vint à entrer dans la cour du marchand. Un vieux paysan, tête nue, en blouse. On en voyait parfois, quêtant pour des églises sinistrées. Ils avaient sur la poitrine une icône sur papier collée sur un panneau à deux volets ; sur celui du dessous, à l’horizontale, ils recueillaient des piécettes noircies par l’usage.
C’est dur une tête d’ours....Il lui sembla tout à coup que ce vieux était justement celui qu’il cherchait... Le mendiant sinistré avait quitté la cour depuis bien longtemps, mais l’ours hurla toute la nuit dans sa remise. Il se dressait sur ses pattes arrière et se laissait tomber de tout son poids sur la porte, remuant la grange entière.
La nuit était humide, il tombait de la neige mêlée de pluie et personne ne sortit voir qu’avait l’animal à hurler de la sorte. À force de s‘agiter, il finit par arracher la poutre à laquelle il était attaché et défonça la porte de la grange.
Dans le bourg, passaient encore, sous la neige mouillée quelques calèches, des passants attardés se hâtaient de rentrer chez eux . Ils voyaient bien un être énorme, noir, dans les tourbillons de neige, mais personne ne pouvait penser, et n’aurait jamais cru, qu’il s’agissait d’un ours.
Secouant la tête, il reniflait la neige. Il cherchait toujours la trace du mendiant, mais ne parvenait pas à le retrouver parmi les milliers d’autres traces de la cité. Il courait par les rues, puis par les sombres faubourgs, et parvint enfin dans les champs où la neige s’amassait en congères.
Au delà des champs bruissait la forêt. C’est ainsi que l’animal retourna dans les bois.
Et il finit comme une bête. La battue de la fin de l’hiver encercla le bois. Des jeunes gens, aidés de bonnes femmes en chiffons bariolés, criant et tapant à coups de maillet dans des planches, finirent par faire sortir l’animal de son amas de neige, tout jauni et fumant. Ils le chassèrent vers les tireurs.
Et quand on le traîna, à contre-poil dans la neige, celle-ci lui remplissant la gueule et se mettant dans ses yeux, l’animal ne comprenait pas que c’était la mort, De ses yeux qui s’éteignaient, il cherchait sans doute encore le moine dans son habit clair.
Et c’est un moine tout transparent, dans sa soutane blanche, qui se pencha alors sur lui, posant la main sur son énorme tête d’ours qui ruisselait de sang, et du contact de cette main tout devint si clair et chaud :
« Tu as assez eu de peines. Allons, viens mon frère... »
Et ils s’en allèrent, l’ours et le moine, tous les deux transparents....
Ivan Loukach (1892 – 1940)
Traduction Alexandre Nicolsky
Notice biographique - Ivan Sozontovich Lukach
Né en 1892 à St Petersbourg. il passe son enfance près de l’Académie des Beaux-Arts où son père, vétéran de la guerre russo-turque, est concierge et pose comme modèle.
Étudie à la Faculté de Droit.
Son premier recueil de vers, Les fleurs vénéneuses, est publié en 1910. Participe aux publications des « geofuturistes » ( ?), publie des récits dans les revues Sovremennoye Slovo et Ogoniok.
Accueille avec joie la révolution de février 1917 et publie des brochures consacrées à ses héros.
Octobre 1917 marque une crise et un retournement de son attitude. Il combat contre les " Rouges " avec les armées blanches. Participe à la presse des « Blancs » en Crimée Yug Rossi, Golos Tavrii.
Il suit les chemins de l’émigration : Constantinople, Gallipoli, Tarnovo, Sofia, Vienne, Prague, Berlin, Riga, Paris.
Les épisodes de la guerre civile sont reflétés dans « La Mort » et l’ouvrage documentaire « Le champ nu », les deux publiés en 1922.
À Berlin, il entre dans le cercle des écrivains russes « Vereteno » (le rouet). Il publie un recueil de récits : Le diable au poste de police », des nouvelles : « La maison des défunts », « Le comte Cagliostro », le roman Floraison blanche et un « mystère » : Le diable.
En 1925 il part à Riga où il coopère aux revues Slovo et Segodnia. Il publie des récits dans lesquels des histoires pétersbourgeoises figurent à côté de sujets grotesques ou fantastiques de la vie du vieux Riga (recueil Les rêves de Pierre publié en 1931).En 1928 Il s’installe à Paris où il collabore à la revue Renaissance. Les thèmes de ce qu’il écrit alors sont liés à l’histoire et à la culture russes. C’est là que sortent ses recueils : Les grenadiers du palais (1928), le récit « L’empereur Jean » (1939) ; les romans L’incendie de Moscou (1930), La tempête de neige (1936), Le vent des Carpathes (1938), Le malheureux amour de Moussorgsky (1940).
Ivan Loukach est décédé à Paris en 1940.
Source : www.Yandex.ru
’’ Buvez de l’eau où le cheval boit. Un cheval ne boit jamais de mauvaise eau.
Fais ton lit où le chat dort paisiblement.
Cueille les champignons sans crainte où les insectes atterrissent.
Plantez un arbre où la taupe creuse.
Construisez une maison où les serpents se réchauffent.
Creusez un puits où les oiseaux se cachent de la chaleur.
Va te coucher et lève-toi en même temps que les oiseaux, tu récolteras les grains d’or de la vie.
Mangez plus vert, vous aurez des jambes fortes et un cœur résistant, comme l’âme de la forêt.
Regarde le ciel plus souvent et parle moins, pour que le silence entre dans ton cœur, ton esprit reste calme et que ta vie se remplisse de paix ′′
Seraphin de Sarov (1754-1833)