XIV) LE STATUT DU CHIEN SELON LES CHRETIENS
« Si Dieu avait eu besoin d’être adoré, il n’eût créé que des chiens. Le chien est bien plus apte que l’homme à l’amour. Un chien affamé, battu, jeté à l’eau par son maître, s’il en réchappe reviendra gémir d’amour à ses pieds. Voilà bien le fidèle tel que le rêvent les Eglises » [1].
Le chien n’est bien évidemment pas aussi riche symboliquement que l’agneau. L’agneau, qui rappelle l’Alliance de Yahvé avec son peuple avant la sortie d’Egypte, est longuement repris par le Christ appelé « Agneau de Dieu ». Le chien n’est pas non plus comparable à la colombe, signe de la présence de l’Esprit Saint et attestée dans l’évangile de Saint Marc (Mc I, 10) et dans le récit sur le Déluge. Le chien reste dans le Nouveau Testament comme dans l’Ancien, discret.
XIV. 1 : Dans le Nouveau Testament
« Ne donnez pas aux chiens ce qui est sacré, ne jetez pas vos perles aux porcs, de peur qu’ils ne les piétinent et que, se retournant, ils ne vous déchirent ». (Mt VII, 6)
En grec, le chien se dit
. Le mot grec
(=chien) se trouve 3 fois chez Matthieu (Mt VII,6. XV, 26-27), 2 fois chez l’évangéliste Marc au sujet du récit de la foi de la Cananéenne (Mc VII, 27-28), 1 fois chez Luc à propos de la parabole du riche et de Lazare (Lc XVI, 21) et aucune fois chez Jean. On le retrouve dans les lettres aux Philippiens (Ph III, 2) , de même dans la deuxième épitre de Pierre (2 P II, 22) et enfin dans le récit de l’Apocalypse (Ap XXII, 15). En tout on rencontre donc le mot « chien/s » 9 fois dans le Nouveau Testament.
Comme dans l’Ancien Testament, on n’accorde guère d’estime au chien dans le Nouveau Testament. E. Stapfer, connaisseur et auteur du XIX° s. de plusieurs livres sur la Palestine, explique la mauvaise réputation du chien en Orient par le fait que l’espèce de chien qu’on y connaît est « non seulement fort laide, mais sale, repoussante, ignoble » [2]. Ils sont considérés comme une plaie sociale.
L’apparition de la Vierge à St Luc et St Yves
peinture du 16è s. de Jacopo de Empoli
Musée du Louvre - Paris
(on remarquera la tête du bœuf en bas à gauche)
Ainsi lorsque Jésus dans sa parabole du riche et de Lazare, rapportée par l’évangéliste Luc, évoque les chiens qui viennent lécher les ulcères du pauvre Lazare, ce n’est nullement en pensant à une quelconque « compassion » de la part des chiens, mais bien au contraire, Jésus en adjoignant dans son récit l’élément canin, y confère un indice trahissant « la plus extrême misère » du pauvre, incapable de se défendre même contre les chiens [3].
La résurrection de Lazare
Saint Jérôme et Erasme n’épousent pas cette opinion partagée par la plupart des exégètes contemporains, car pour eux, conformément à la croyance de leur époque attribuant une vertu médicinale à la langue des chiens, « la narration oppose sciemment à la cruauté du mauvais riche envers Lazare la pitié des bêtes dénuées de raison » [4]. L’exégèse actuelle rejette donc cette dernière version.
Quant à attribuer ce qui est sacré aux chiens (Mt VII, 6), il ne saurait en être question. C’est un blasphème. Il est cependant intéressant de repérer dans ce texte de saint Matthieu la juxtaposition des deux « charognards », l’exemple du porc suivant celui du chien. La mention du chien dans ce contexte permet à l’exégète belge Radermakers de tirer une parallèle entre ce texte et celui du psaume XXII. Les ennemis du juste y sont considérés comme des « chiens (qui) me cernent ; une bande de malfaiteurs m’entoure » (Ps. XXII, 17). Radermakers conclut que si les chiens désignaient dans la bouche des rabbins les païens, les cochons eux, symbolisaient les Romains pour le peuple [5].
Même si l’hypothèse de Radermakers s’appuie -à notre avis avec raison- sur l’étude de Strack et de Billerbeck, l’exégète autrichien Gaechter la contredit. Pour lui, Jésus, dans ce contexte ne fait pas allusion aux Romains : « Hingegen lag Jesus der jüdische Brauch fern, die Fremdherrschaft, Rom, oder auch die Heidenwelt "Schwein" zu nennen. Jesus hat nie politisch geredet… » [6]. Les chiens, selon lui, symbolisent des personnes qui non seulement refusent le message de foi (=Glaubensbotschaft), mais également « durch sie feindselig erregt werden und den Glaubensboten alles Üble zufügen » [7].
Dans la bouche de Jésus, le terme chien n’a jamais une connotation positive voire neutre. La désignation de « chien » est pour lui a priori négative. Cette constatation se vérifie dans le récit au sujet d’une femme païenne, récit rapporté par les deux évangélistes Matthieu et Marc. Chez Marc, le précurseur des trois autres évangiles, Jésus est confronté dans le territoire de Tyr, territoire païen, à une Syro-phénicienne (Mc VII, 24 - 30). Rappelons que la région de Tyr et Sidon, située à la frontière de la Galilée, avait la « réputation d’être hostile aux Juifs » [8]. Or la femme n’a pas peur et « fait preuve d’une qualité de foi comparable à celle de la femme atteinte d’un flux de sang » [9].
Elle appelle Jésus « Seigneur » et lui demande un miracle, à savoir celui de guérir sa fille, possédée par le démon. Jésus, semblant être pris à dépourvu, la repousse en lui répondant par métaphore : « Laisse d’abord les enfants se rassasier, car ce n’est pas bien de prendre le pain des enfants pour le jeter aux petits chiens » (Mc VII, 27). La femme païenne, loin d’être troublée par le fait que Jésus la repousse, lui réplique : « C’est vrai, Seigneur, mais les petits chiens, sous la table, mangent les miettes des enfants » (Mc VII, 28). Cette péricope préfigure l’appel aux Nations « Allez par le monde entier, proclamez l’Evangile à toutes les créatures » (Mc XVI, 15) et l’envoi des disciples par Jésus à la mission. C’est donc cet envoi -cœur de la pensée de Marc- qui conclut son évangile.
Ce passage constitue par conséquent un élément charnière dans l’évangile de Marc et dans l’histoire du Salut adressé en premier lieu aux Juifs, ensuite aux païens. L’importance du texte est encore relevé par le nom attribué à Jésus par la femme « Seigneur », seul cas dans l’évangile de Marc où Jésus est interpellé de la sorte.
Le même récit repris par Matthieu apporte quelques nuances. Premièrement, chez Matthieu, la péricope ressemble plus à un dialogue qu’à un récit. Deuxièmement, au niveau exégétique, on remarque que le Jésus de Matthieu oppose trois refus à la Cananéenne [10], alors que chez Marc, il ne s’agissait que d’un seul. « La distance entre le Sauveur et les Nations (païennes) est atténuée par Marc » [11]. Troisièmement, les disciples n’ayant joué aucun rôle chez Marc, dans l’évangile de Matthieu au contraire, c’est eux qui demandent à Jésus de renvoyer la femme. Enfin, Jésus lui-même répond d’une manière différente chez Matthieu à la Cananéenne : « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël » (Mt XV, 24). Quant à la réplique de la femme elle est légèrement modifiée. L’image symbolique du chien reste, mais si elle est utilisée et reprise telle quelle par Jésus, dans la bouche de la Cananéenne, on note une précision à peine perceptible : « justement les petits chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres » (Mt XV, 27).
Or si chez Matthieu les petits chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres, chez Marc, les petits chiens mangent sous la table les miettes des enfants. « Pour Matthieu, les Juifs sont comparés aux maîtres, pour Marc à des enfants » [12]. Malgré ces nuances, l’emploi par les deux évangiles du mot chien pour désigner les païens reste négatif. Jésus, comme la femme, utilise le terme signifiant « petit chien » voire « chiot ». Même si le diminutif adoucit un peu l’expression, il reste a priori plutôt dans le registre négatif et méprisant. Jésus reprend ici sous le vocable de chien la signification que les Juifs, considérés comme enfants de Dieu (Ex IV, 22 ; Is XXX,1), attribuaient aux païens. Mais à ce sujet aussi, l’exégèse ne défend pas une opinion, mais plusieurs.
Pour certains, dont le théologien allemand R. Schnackenburg qui s’appuie sur P. Billerbeck, l’injure fait plutôt allusion aux « chiens de rue vivant dans un état quasi sauvage » [13], Jésus évoquant alors les chiens avec un diminutif, pense plutôt « et c’est d’ailleurs ce que la femme comprend dans sa réponse -(aux) animaux domestiques vivant à la maison de leurs maîtres ».
L’exégète français S. Légasse reprenant Origène et s’appuyant sur le fait que « la présence des chiens dans les demeures juives est attestée dans l’Antiquité » rejoint l’hypothèse de Schnackenburg et compare les « petits chiens » de Jésus aux chiens domestiques. L’exégète allemand J. Gnilka, membre de la Commission Biblique Pontificale, rejoint également Schnackenburg, car pour lui, il s’agit moins dans l’emploi de Jésus du mot d’une allégorie, mais bien plus d’une comparaison vu l’utilisation du diminutif. Jésus penserait donc aux chiens sauvages [14].
Cependant pour une autre grande partie des exégètes, dont le professeur Tassin, professeur d’Ecriture sainte à l’Institut catholique de Paris, le rédacteur de l’évangile aurait placé dans la bouche de Jésus cette allusion aux chiens ne faisant que reprendre un slogan adressé à des chrétiens juifs opposés à la mission auprès des païens ». [15]. Jésus ne cherche certainement pas à enlever aux petits chiens, sous-entendu aux païens, leur nourriture voire que ceux-ci se rassasient au détriment des enfants, sous-entendu les Juifs, les enfants restant, du moins jusqu’à cette étape de l’évangile, prioritaires. Quant aux miettes , elles ne signifient pas selon l’exégète suisse Bonnard, que les païens ne recevront que des petits restes du salut accordé au peuple juif, bien plus le geste de Jésus à l’égard de la Cananéenne « montre assez que ces "chiens de païens" vont avoir part à l’intégralité du salut » [16].
A travers ce débat, nous percevons donc des opinions qui si elles ne sont pas contradictoires, sont du moins divergentes. Dans sa thèse de doctorat, J.-F. Baudoz retrace ce conflit séculaire d’interprétation [17]. Selon lui, il faut assimiler le terme aux païens, car ce terme se rattache aussi bien à l’introduction de Marc et Matthieu, montrant que la femme était une étrangère, qu’au terme (Mc VII, 27 ; Mt XV, 26) désignant les Juifs [18]. Baudoz dénonce l’application quasi unique que les commentateurs ont fait de l’expression « petits chiens ».
On ne saurait s’arrêter uniquement aux païens, l’expression désignant également les Juifs ignorant de la Torah, voire les « judaïsants » [19]. Baudoz analysant le grec démontre que le logion ne cherche pas à comparer les païens à des « petits chiens », mais aux « chiens de la maison », les chiens domestiques [20]. Baudoz est rejoint dans son interprétation par l’exégète suisse Luz, ce-dernier rappelant quant à cette comparaison « (sie) stammt aus dem Bereich des Haushalts und handelt nicht von den verachteten wilden Hunden... Verächtlich ist es (=die Gegenüberstellung) also nicht, weil Hunde ganz besonders elende Tiere gewesen wären, sondern nur insofern, als die heidnische Frau nicht mit einem Kind verglichen wird » [21].
Retenons donc que le chien domestique faisait partie de la maison [22]. En conclusion, les païens assimilés dans cette péricope aux chiens domestiques, ont le droit de vivre dans les murs de la maison et de se servir des restes de la table ! La femme étrangère comprend, grâce à l’utilisation de Jésus du terme chien et de son diminutif, qu’elle n’est pas tel un chien impur, errant, se nourrissant des cadavres et irrécupérables, mais que tout en restant une païenne, assimilable à un chien, elle a aussi sa place dans la maison du maître au même titre que le chien domestique. Jésus connaissait donc l’utilisation du chien domestique et probablement des exemples concrets de chiens vivant avec leur maître sous un même toit. Il savait que le chien domestique, répandu dès l’Antiquité, avait aussi sa place dans le Judaïsme [23]. Jésus n’a pas condamné la domesticité du chien ni même sa complicité avec son maître -ne reçoit-il pas la même nourriture-, preuve que le sous-entendu de l’impureté du chien ne le dérangeait pas.