in : Foi & Vie, 73e année, n°5-6, décembre 1974, p. 137-155.
Je commencerai en rappelant sommairement les interprétations traditionnelles de la place de l’homme dans la création, ou mieux de son rapport à cette création. Tout le monde s’accorde pour lui reconnaître une prééminence. Il est le dernier créé, le sommet de la marche ascendante de la création successive. Il est celui dont Dieu dit qu’il est son image. Et encore sur lui, Dieu déclare que tout ce qu’il avait fait était très bon. Il a un pouvoir d’ordre, de surveillance, de commandement, de culture. Il donne un nom aux animaux qui défilent devant lui. Inutile de rappeler l’importance du nom pour l’Ecriture : le nom désigne l’être spirituel, ou le secret d’une personne. Donner un nom c’est attribuer une certaine vérité, une réalité spécifique à celui à qui on donne ce nom. C’est aussi assurer son pouvoir sur cette personne, puisque connaître le nom de quelqu’un c’est avoir un pouvoir radical sur lui. Le fait de donner le nom est l’assurance, l’attestation que l’homme a pouvoir sur les animaux. Mais alors on peut se demander : pourquoi fallait-il qu’il y ait dans cette création cet être culminant d’une part, et cette autorité d’autre part ? Pourquoi y a-t-il eu l’homme ? Je n’entrerai pas dans l’immense débat théologique à ce sujet, mais il me semble que d’après l’ensemble de la Bible on peut retenir deux orientations de réflexions très simples : tout d’abord si Dieu est le Dieu d’amour, ou plus exactement Amour (ce qui est vrai du Dieu de l’Ancien comme du Nouveau Testament et ce qui apparaît déjà dans le fait qu’il est le Dieu de la Parole, laquelle parole implique une relation privilégiée avec celui qui peut entendre cette parole), je dirai qu’il faut dans la création non seulement un objet à cet amour, mais il faut un répondant à cet amour. Dieu aime la création mais il est inévitable qu’il faille dans la création ce qui répond expressément, explicitement, à cet amour — ce qui n’est pas objet, mais agissant comme sujet est capable d’aimer explicitement, c’est-à-dire en sachant qu’il est aimé.
Il fallait donc cet élément de la création, appartenant à la création, entièrement de son côté, et qui cependant était susceptible d’autonomie pour aimer Dieu, pour répondre à l’amour de Dieu, pour établir avec lui cette relation merveilleuse et fuyante. Dieu Amour ne pouvait se contenter d’un objet qui se laisse aimer comme un objet. Disons qu’alors l’homme est comme la conscience capable d’aimer dans et pour la création. Mais le second élément dont il faille tenir compte c’est que Dieu en tant que créateur est libre. Les deux choses vont ensemble. Or, en tant que libre, il ne peut se satisfaire d’une création qui serait une sorte de machine, un jouet mis sur des rails et qui fonctionne correctement. Le Dieu horloger ne peut pas être le créateur. Libre il ne peut vouloir qu’une création où serait également incluse la liberté. Il faut une liberté dans la création. Il n’est absolument pas satisfaisant d’avoir un Dieu libre hors de la création et une création mécanisée. Mais la liberté implique précisément un jeu, un risque, une latitude qui n’est pas dans la « matière », où tout se joue selon « le hasard et la nécessité » pour reprendre une formule approximative mais commode. Dieu fait donc entrer dans sa création, le facteur libre qui peut déranger l’ordre de la création, qui peut établir des relations fausses ou imprévues avec lui, mais qui en même temps, parce qu’il est libre est seul capable d’amour. Il me semble que nous avons rappelé ainsi les deux « motivations » de la création de l’homme, en tenant compte bien entendu du fait que ces motivations ne sont pas impératives, qu’il ne s’agit nullement de causes, ni de déterminations pour la volonté de Dieu.
Dans ces conditions l’homme n’est nullement le maître de la Création. On arrive alors aux formules très connues : d’une part l’homme représente la création devant Dieu (avec l’apport de l’amour de la création, de la louange, de l’adoration) d’autre part il représente Dieu dans la création : il appartient à cette création, mais il y porte une présence de Dieu, on dira alors souvent qu’il est gérant de la création pour Dieu. Il est Lieutenant de Dieu dans la création. Vice-Dominus, également. Il représente donc Dieu. Il ne peut gérer cette création pour lui-même, dans son propre intérêt, selon ses perspectives à lui. De l’idée (contestable) de Toute Puissance de Dieu, on a parfois tiré que l’homme sur terre était aussi tout puissant. Il me semble qu’il faut accepter ici deux limites : d’abord le fait que précisément la puissance de l’homme est arrêtée par celle de Dieu. Il n’est donc réellement pas maître. Le second aspect c’est que si l’homme représente Dieu, cela veut dire qu’il exerce envers la création sa domination exactement comme Dieu l’exerce. Ce n’est pas seulement une délégation de pouvoir qu’il reçoit, mais si la création s’enracine dans l’amour et la liberté, c’est aussi une délégation de moyens : autrement dit si Dieu conduit sa création dans l’amour, par l’amour, en vue de l’Amour, il doit en être de même pour l’homme (et c’est cela qui est grave dans l’appréhension du fruit de l’arbre de la connaissance . et non pas quelque désobéissance à un ordre arbitraire !) l’homme ne doit donc pas gérer cette création pour la puissance et la domination, mais en tant que représentant de l’amour de Dieu. Cela aussi est signifié par l’épisode de l’attribution des noms aux animaux : on ne nous dit pas qu’il les domine en leur mettant des colliers ou des chaînes et en les réduisant à son service, mais en les baptisant. Ils sont alors, en effet, des objets d’un amour.
Ces données banales, élémentaires étant rappelées il faut aller plus avant. Depuis quelques années en effet bien des théologiens ont invoqué le chapitre I de la Genèse où Dieu dit je vous donne toute herbe etc... et surtout le Psaume VIII (devenu étonnamment une des clefs théologiques de ce temps !) pour affirmer que l’homme est appelé à la domination sur tout, « Tu as tout mis sous ses pieds » « Tu l’as couronné de gloire et de magnificence ». Sur ces deux versets on a fondé toute une théologie de la Technique et une justification de la domination absolue de l’homme sur la création. Remarquons que cette méthode, utilisée en ce cas par des esprits avancés, par des théologiens de gauche n’est rien d’autre que le pire littéralisme et fondamentalisme ! Sans aucun doute, et cela dérive de ce que nous rappelions plus haut, l’homme est placé par Dieu dans la situation de pouvoir tout faire — Tout — oui — Mais n’importe quoi ? C’est assez différent. Précisément il est évident que le Psaume qui est un psaume de louange pour Dieu n’implique pas que l’homme puisse tourner la création contre Dieu, par exemple, qu’il puisse tenter de couper la création de Dieu, qu’il puisse (parabole des vignerons) expulser Dieu de sa création et se comporter, lui, en maître. La pointe même du Psaume subordonne clairement cet homme merveilleux au Seigneur et son rôle à n’être qu’un servant du Seigneur dans la domination sur la création. Peut-on alors tirer de ces deux versets toute une théologie selon laquelle la création n’aurait pas été achevée, mais seulement création de virtualités, de possibilités ? Et l’homme aurait été chargé de mettre à jour ces possibilités, de déployer ces virtualités. La création par Dieu aurait été dans les limbes, et c’est l’homme qui l’en fait sortir. La création était seulement potentielle, et c’est l’homme qui utilise ces potentialités qui y étaient contenues. La création était seulement ébauchée, et c’est l’homme qui la fait passer à l’accomplissement. Autrement dit, avec ces diverses formules qui traînent dans tous les essais contemporains sur le rôle de l’homme dans le monde, on en revient toujours à l’idée que l’homme serait investi d’une fonction démiurgique — semi créateur — participant à la création —poursuivant et portant la création à sa perfection. Et l’image de Dieu serait la capacité créatrice.
Cela peut reposer aussi sur l’idée théologique que Dieu étant très bon a associé l’homme à cette fonction, et qu’il a fait la création pour que l’homme ait une œuvre spécifique à y faire. Malheureusement cette théologie ne rencontre strictement aucun appui dans aucun texte. Le courant général est très clair.. Il y a une certaine fonction attribuée à l’homme (Genèse II) : cultiver et garder l’Eden. Mais cultiver au sens de l’agriculture n’est pas créer. C’est conserver cette création dans sa propre fécondité. De même, il ne faut pas oublier que lors des six étapes de la création, Dieu vit ce qu’il avait fait, et cinq fois il nous est dit : il vit que cela était bon. C’est Dieu qui a fait — ce n’est pas une somme de virtualités qui sont créées. Ce n’est pas une chrysalide, c’est un accomplissement. La création est parfaitement achevée quand l’homme paraît, il n’y a pas à la transformer, à la remodeler, à la continuer selon sa propre puissance. En réalité cette théologie qui n’a aucun appui dans ces textes ne s’explique strictement qu’en tant que système idéologique pour arriver à justifier l’entreprise technique de l’homme moderne. C’est une fois de plus une théologie d’auto-justification, purement circonstancielle, purement liée au fait que l’homme est devenu technicien en ce siècle et bouleverse la création grâce à la Technique. Assurément il tire de la création des puissances qui y étaient cachées, comme il apprend à connaître des mystères qui lui étaient obscurs. (Et encore, savons-nous dans la création pour qui ils étaient obscurs ?) Mais était-ce son rôle d’utiliser tout ce qui était utilisable, était-ce son rôle de faire servir la création (où il y a, toute la connaissance le confirme, une part immense, la plus grande peut être, de gratuité) à l’efficacité, à la puissance, à l’utilité ? C’est la question que négligent totalement les théologiens de cette tendance qui veulent seulement exalter ce que l’homme a vu, découvert, effectué grâce à la création. Mais il n’a pas découvert et discerné pour le plaisir, pour sa joie, pour l’admiration (ce qu’implique exactement le Psaume VIII, quand on ne dissocie pas deux versets du reste !), pour la gloire du Seigneur, mais en vue de l’utilité, pour faire servir, pour dompter, pour ramener à un appareillage de puissance. Là est tout le problème, et ceci démontre la non valeur radicale de ces théologies. Cela ne veut pas dire que c’est seulement l’intention qui est mauvaise, et que l’opération est bonne ! Car nous voyons très bien la différence complète entre la connaissance du monde en vue de glorifier Dieu qui apparaît dans l’Ancien Testament, et la connaissance du monde en vue de l’utilisation, et de l’exploitation telle qu’elle a eu lieu depuis le XVIe siècle. Le projet était différent, donc la réalité même de l’opération, des méthodes et des connaissances est différente. On ne peut pas glorifier Dieu par la désintégration de l’atome ni par la création de produits chimiques nouveaux etc... L’expérience ne pouvait pas être autre que celle que nous avons faite — c’est-à-dire que l’exploitation du monde par exemple au XVe siècle ayant été menée par la volonté de puissance et d’exploitation ne pouvait pas donner autre chose que ce qui a été vécu (le colonialisme) c’est-à-dire ne pouvait pas être tournée vers la paisible admiration de la création et l’adoration du Créateur. Il n’y avait pas d’option.
Il a donc fallu qu’il y ait une rupture entre la situation où l’homme était dans la création, l’amour et la liberté mêmes de Dieu, et la situation où l’homme se comporte en maître et Seigneur sans limite de cette création. Il y a eu rupture entre Dieu et l’homme. Je sais bien que l’on m’objectera que je retombe dans la plus traditionnelle des théologies (création/chute etc...). Mais je dois dire que d’abord avant de l’abandonner il m’aurait fallu trouver une critique pertinente et une explication meilleure. Or, depuis une quinzaine d’années que je lis les « Nouvelles Théologies », je n’ai trouvé aucune critique décisive, ni en exégèse aucune explication nouvelle des premiers chapitres de la Genèse qui permette de faire l’économie du schéma traditionnel. Ce n’est pas entêtement ni préformation culturelle, mais disons, une certaine exigence de rigueur et de qualité. D’autre part, il semble que l’idée d’une rupture soit inévitable. Si Dieu est Amour (et le Dieu de Jésus Christ est Amour, et à partir de là nous apprenons que le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob est lui aussi Amour) il est évident que le monde tel que nous le constatons, l’homme tel que nous le connaissons ne sont pas ce que Dieu a voulu et créé. C’est le problème insoluble que, n’acceptant pas la « chute », tant de théologiens ont prétendu résoudre par exemple en imaginant deux Dieux, l’un, créateur d’un monde imparfait et mauvais, l’autre, celui de Jésus — ou encore en expliquant que Dieu n’avait pas prévu les développements de sa propre création — ou encore que Dieu avait créé le mal en même temps que le reste (mais alors il n’est pas bon) — ou enfin en ramenant la question à la formulation simpliste : ou Dieu est tout puissant (et pouvait supprimer le mal) et alors il n’est pas bon — ou il est bon, mais alors il n’est pas tout puissant. On peut continuer à énumérer des quantités de réponses qui toutes ont pour origine la seule volonté de prouver que l’homme n’est pas responsable de la situation, qu’il n’est pas mauvais, qu’il n’y a pas de péché « originel ». Mais je ne reviens pas pour ma part à la théorie du péché originel qui ne s’impose pas, mais plutôt à la rupture qui s’établit entre l’homme et Dieu. Or, en présence de cette rupture, voulue par l’homme, l’attitude de Dieu décrite par la Genèse est toujours la même : Dieu à la fois accepte la situation voulue par l’homme, d’autre part prend les dispositions pour que ce soit vivable et en tire parti [1] au moins mal. Il y aura dès lors non pas tant les conséquences déclarées (mort devenue tragique, départ d’Eden, impossibilité pour l’homme de devenir éternel, travail pénible souffrance de l’accouchement, honte de la nudité) qui toutes sont logiquement contenues dans le fait même et seul de la rupture, mais l’établissement d’un nouveau rapport de l’homme à la création. Il a voulu être maître de lui-même et de son propre destin, il a voulu ne pas conserver la relation fondamentale avec son Créateur, il a voulu être seul et posséder sa vie : il aura la même attitude envers le monde, le milieu naturel, la création : c’est-à-dire qu’il établit de la même façon que pour lui-même une relation de domination et de possession. Et c’est cela qu’établit l’alliance Noachique. J’ai développé ailleurs que nous sommes en présence d’un étonnant aveuglement des théologiens qui veulent toujours faire dériver notre situation actuelle directement des chapitres I et II de la Genèse, alors qu’elle ne peut être expliquée qu’à partir de l’alliance Noachique [2] : or, il y a une différence considérable. Si on prend Genèse VIII nous voyons que dorénavant : il y a l’ordre de « remplir la terre et de multiplier ». Mais c’est un ordre de la rupture. Car aussitôt il est dit que « Vous serez un sujet de crainte et de terreur pour tout animal... pour tout ce qui se meut... » on ne peut pas dire que ce soit exactement la même chose que le jardin d’Eden et la dénomination des animaux ! L’homme va remplir la terre par sa terreur, va la dominer, la posséder. Et, l’autre différence majeure tient au fait que maintenant l’homme peut tuer pour manger les animaux. Ce n’est pas la volonté de Dieu. C’est l’accommodement par Dieu de la situation de rupture créée par l’homme, une sorte d’accommodement de Dieu, un pis aller que Dieu accepte et institue pour ne pas violenter la volonté délibérée de l’homme. Dans la situation de violences, de meurtres, de possession brutale de la nature, Dieu pose alors une limite : l’interdiction de tuer pour rien, et l’interdiction du meurtre de l’homme. C’est la limite pour que la vie soit encore possible : donc, non pas une interdiction simple mais une possibilité de vivre : c’est à l’intérieur de cette limite que le « soyez féconds, remplissez la terre », se situe : pas ailleurs !
Mais dans cette situation, l’homme qui croyait trouver sa liberté trouve en réalité l’ordre de la Nécessité [3]. C’est-à-dire que désormais l’homme obéit à la nécessité dans tout ce qu’il fait et organise, il exprime seulement cette condition, dans ses œuvres positives et négatives. Et en ce qui concerne la relation avec le milieu, cela implique d’une part l’exploitation de ce milieu pour le profit de l’homme selon sa nécessité, d’autre part une main mise organisée : cela c’est la propriété. La propriété est la relation de l’homme aux choses — établie par l’homme dans la situation de rupture, d’éclatement, à cause de la séparation de l’homme d’avec Dieu. Il est évident que dans la situation originale voulue par Dieu, il ne pouvait pas y avoir de propriété puisque l’homme était dans la seule relation de communion avec le reste de la création, reproduisant celle même de Dieu. Mais à partir de la séparation, il n’y a plus de communion ni de l’homme avec Dieu ni de l’homme avec la Nature. Or, il ne peut pas ne pas y avoir de relation parce que l’homme est dans cet environnement, mais puisque cet environnement est hostile, c’est l’homme qui établira lui-même la structure de cette relation. La propriété n’est rien d’autre que l’organisation de cette relation. Dès lors qu’elle soit communautaire, individuelle ou collective, ce sont des modalités qui peuvent avoir économiquement, socialement leur importance, mais rien de plus que des modalités d’une réalité toujours identique, en tant qu’elle caractérise la relation de l’homme aux choses. L’important est le phénomène lui-même d’appropriation qui exprime le « Dominez »... Dans ces conditions, on peut, si l’on veut, parler d’institution du droit naturel en tant qu’elle se retrouve absolument dans toutes les sociétés, mais on ne peut pas lui donner cette qualité d’un point de vue théologique comme étant instituée par Dieu. Elle n’est pas voulue par Dieu. Elle n’est pas l’image de la relation de l’homme au monde que nous donne la Genèse. Elle est postérieure à la rupture, elle n’est pas établie comme volonté de Dieu pour l’homme. Elle fait partie du « pis aller » que Dieu admet pour que la situation reste quand même vivable pour l’homme.
Mais dira-t-on, cependant, il y a beaucoup de textes qui semblent faire de la propriété un absolu. En particulier dans le « Décalogue », l’ordre de ne pas voler, de ne pas convoiter ce qui est à autrui. De même l’appropriation de la terre de Canaan, avec la répartition des lots par tirage au sort, et cette propriété n’est-elle pas fondée sur l’alliance, sur le fait que Dieu a promis à Abraham de lui donner la terre... ? On connaît bien tous les arguments bibliques selon lesquels la propriété semble venir de Dieu. Mais je crois qu’il faut faire deux remarques : tout d’abord on ne peut utiliser l’alliance passée avec Abraham et la conquête de Canaan pour légitimer d’un point de vue théologique le reste de la propriété dans le monde : ceci se réfère au peuple élu seul, et nous montre au mieux que, ici comme ailleurs, Dieu adopte. pour s’adresser à son peuple et agir avec lui les modalités de l’homme ; c’est-à-dire que, de même que Dieu entre dans le parler de la langue des hommes, de même il entre dans les institutions que les hommes se donnent pour y faire passer sa parole, sa révélation, sa volonté. Il n’institue pas du ciel ce qui convient à l’homme sans commune mesure avec ce que celui-ci a fait. Or, pour le Décalogue, même si on le considère comme une loi universelle, il faut adopter la même perspective : l’homme s’est donné l’institution de la propriété, c’est selon ce mode qu’il établit la relation aux choses. Et ceci est devenu si important que l’homme semble devenir la somme de ce qu’il possède. La propriété est devenue une part de l’homme lui-même. Il ne saurait être sans elle. Il demande à être reconnu en elle et par elle, parce que, de fait, il n’existe pas du tout sans l’environnement et sans la maîtrise de cet environnement.
Dès lors, prenant la situation comme elle est, Dieu introduit là la problématique de l’amour — c’est-à-dire que puisque l’homme s’assimile à la propriété, puisqu’il ne peut vivre sans elle, aimer le prochain c’est respecter sa propriété. Il n’y a pas là une sanctification de la propriété. Strictement pas plus qu’il n’y a de légitimation de l’adultère par Jésus quand il empêche que la femme adultère soit lapidée. jésus ne nie pas l’ordre nécessaire à ce groupe social qui réprime l’adultère mais il rappelle une fois de plus que le sabbat est fait pour l’homme et non l’homme pour le sabbat. En face d’une femme qui est en danger de mort, la vie vaut mieux que l’ordre social : et dès lors, sans nier la loi, il montre qu’elle doit être interprétée en faveur de l’homme et non contre lui. De même la propriété : elle est devenue nécessaire pour l’homme il faut donc la respecter par amour de l’homme. Il ne faut pas voler non que le vol soit en soi le mal, ni un acte contre Dieu, mais c’est un acte contre l’amour du prochain. Il y a peut-être plus : un groupe social s’est donné un certain ordre, et Dieu semble aimer l’homme aussi dans sa volonté de s’organiser (qui est nécessaire pour survivre), donc, il accepte cette propriété en tant que moyen pour le groupe de se maintenir. Mais il n’y a là aucune institution qui vienne du ciel. La propriété ne subsistera évidemment pas dans la Jérusalem céleste, dans la Nouvelle création. Le sermon sur la montagne implique l’abandon pour soi de cette propriété et de son organisation juridique. Mais il ne vaut que pour ceux qui entrent dans la foi pleine et entière de Jésus. Telle est la limite de la propriété et l’on ne peut tirer de la Bible aucune règle absolue la concernant comme établie par Dieu. Ainsi l’exploitation du monde et le désordre infligé à l’équilibre naturel ne peuvent strictement pas se fonder sur une soi-disant propriété absolue donnée à l’homme par Dieu.
Si la seule considération qui puisse légitimer l’institution humaine de la propriété est l’amour établi par Dieu, cela marque en même temps la limite. Car cet amour ne peut être seulement celui du propriétaire que l’on doit respecter ! C’est aussi celui du propriétaire envers le non propriétaire et aussi envers les choses mêmes. Si la propriété est indispensable à l’homme pour survivre, le plus grand amour doit donc aller à celui qui n’a aucune propriété et dont la survie est alors douteuse. Ainsi le commandement « Tu ne voleras pas » avec son fondement réel implique comme exacte contre partie « Tu donneras aux pauvres », ou mieux « Tu partageras avec le pauvre ». Non pas bonne œuvre, bon cœur, etc... mais parce que si ce que tu as, Dieu te le laisse par amour, il est évident que par amour et pour que l’autre puisse vivre, tu le lui dois. Mais ce n’est pas le point sur lequel je veux ici insister, L’autre aspect est moins souvent souligné. Cet amour que Dieu manifeste en acceptant l’appropriation des choses, il est la limite à l’usage de ces choses. L’homme ne peut strictement pas se comporter en propriétaire absolu mais il doit manifester au monde créé par Dieu le même amour. Nous en avons de nombreux témoignages dans l’Ancien Testament. Les deux plus importants concernent d’une part les animaux : le sabbat est institué aussi pour les animaux (Ex. XXIII, 12) l’animal ne peut être exploité jusqu’à l’extrême limite de ses forces, il ne peut pas être épuisé, ni contraint de produire à mort. Le sabbat est le signe qu’il entre dans le repos-même du Seigneur, qu’il est aimé par son Seigneur. L’animal peut être au service de l’homme. Il est même livré entre les mains de l’homme pour la survie de celui-ci, mais tuer un animal reste quand même à la limite du meurtre, d’où toute la législation mosaïque sur le sang... qui n’est pas une stupide coutume de croyance culturelle, mais là encore la limite (et elle aurait pu prendre une autre forme) que Dieu pose à l’excès de l’homme. La législation sur le sang de l’animal n’est pas d’abord la croyance que l’âme de l’animal ou sa vie est dans son sang et que l’on ne doit pas manger l’âme etc... tout cela c’est l’aspect superficiel : le fond du problème c’est que Dieu pose une limite à ce que l’homme peut faire à l’égard de l’animal. L’homme est devenu carnassier — soit — il a introduit la terreur — soit — mais il ne peut quand même pas tout faire, et n’importe quoi. Il faut qu’à un moment il rencontre une limite absolue, radicale, qui l’oblige à accepter que l’animal et sa vie sont à Dieu, que Dieu les aime, que Dieu est pour eux aussi le Père. Et l’homme doit simplement alors obéir à cette règle posée par Dieu pour reconnaître que son droit de propriété n’est pas absolu, illimité, que son usage est seulement une permission de Dieu.
Ce qui est dit au sujet de la vie, l’est encore plus au sujet du travail. L’homme n’a pas le droit d’exploiter la totalité des forces de l’animal. Il y a un respect fondamental de celui-ci, or, il faudrait appliquer ceci de façon moderne, non pas au travail puisque l’on ne fait plus guère travailler les animaux, mais par exemple aux nouvelles méthodes d’engraissement, à l’élevage en batterie qui est une façon ignoble de traiter les animaux. Il est déjà difficile d’en accepter le meurtre, mais pendant la vie du veau, du porc, des poulets, les élever de façon torturante, leur faire des conditions « économiques » mais anti-naturelles, est aussi criminel que le camp de concentration. Le sabbat était fait pour l’homme et en même temps pour l’animal : et Dieu rappelle à la fin du livre de Jonas que s’il épargne Ninive c’est à cause de son amour pour l’homme et pour les animaux qui y sont. Ce n’est pas de la sentimentalité — ce n’est pas de la poésie — cela c’est l’ordre de Dieu. La limite posée est toujours la limite pour que le désordre soit quand même vivable. Ce n’est pas le fait que l’homme puisse tuer l’animal qui est l’ordre de Dieu, mais c’est la limite que Dieu pose à cette emprise de l’homme qui est l’expression de l’amour de Dieu, mais un amour qui est en même temps ce qui permet à l’ensemble de survivre. La transgression de cette limite, c’est la mort. Et nous n’avons pas le droit de dire « l’animal n’a pas d’âme ».
Nous n’avons pas le droit de penser que l’animal n’est rien d’autre que de la viande, que de l’utilité économique ; c’était le même raisonnement qui autorisait le camp de concentration : le Juif n’est pas un homme. Ce que nous avons à savoir au contraire c’est que l’animal est aimé par Dieu (qu’il ait une âme ou non n’a aucune importance !) et c’est cet amour-là que nous nions lorsque nous prétendons à une maîtrise illimitée sur l’animal. Nous sommes en présence de l’usage abusif de la propriété. Je dis très fermement que tous les nouveaux systèmes d’élevages, avec l’utilisation des produits chimiques pour accélérer la crois-
sance sont des péchés explicites, aggravant le désordre du monde au delà des limites acceptables par Dieu. Et il en est de même pour le reste du milieu naturel : nous trouvons là aussi une décision très nette de Dieu posant une limite (Deutér. XX, 19) concernant les arbres. « Lorsque tu fais le siège d’une ville, tu n’abattras pas les arbres, tu pourras te nourrir de leurs fruits, tu pourras les utiliser, tu pourras abattre juste ce qui est nécessaire pour la construction des remparts ou des machines, mais rien de plus. » Là nous sommes encore en présence de cette limite de l’utilité. On peut utiliser la nature juste et exactement pour ce qui est indispensable, mais on ne possède aucun droit excédant ce strict nécessaire. Il faut laisser l’arbre. Bien sûr on peut dire là aussi que c’est une mesure purement culturelle, c’est-à-dire que dans un pays où l’arbre était rare, on devait le respecter... Mais il faut remarquer que si l’homme avait accepté ceci, nous ne serions pas dans la crise écologique et devant la menace fondamentale où nous nous trouvons : là encore nous sommes en présence de la limite et de la récusation de l’abus, c’est pourquoi je ne prendrai pas ce texte comme simplement utilitaire et confiné aux guerres d’Israël, mais significatif globalement et devenu effectivement Parole de Dieu pour sa création. Et ceci se trouve confirmé de façon décisive par l’année sabbatique [4] (Lévitique XXV). Le texte commence par, « Quand vous serez entré dans le pays que je vous donne, la terre se reposera ». La première décision est donc : Je donne la terre, mais, maintenant que tu es propriétaire, j’affirme que cette terre a droit à son repos, c’est-à-dire que ta propriété est tout à fait limitée. La terre entre d’abord dans le repos de l’Eternel, avant d’être au service de l’homme ! Et la suite vient rigoureusement confirmer cette suprématie de Dieu, au profit de sa création. L’ordre est en effet que l’homme peut utiliser la terre pendant six ans et la septième année sera consacrée au repos de la terre. On n’aura droit qu’à ce que la terre produit naturellement, sans la travailler et la faire travailler. Faire de cela une simple loi agronomique est un positivisme stupide. L’erreur est de croire que c’est la pratique technique la meilleure que les Juifs ont consacrée ensuite en la mettant dans la bouche de Dieu. Ce n’est absolument pas le sens. La réalité va plus loin. C’est la déclaration d’une sorte de marge où l’homme n’est pas le maître. Dieu accepte, tolère que l’homme exploite cette création détruite, éclatée, qui n’est plus ce qui était sorti des mains du créateur, mais il faut une marge DE LIBERTÉ. Ce n’est pas un usage agronomique, c’est l’affirmation d’une liberté pour Dieu que la nature soit libérée du joug de l’homme, qu’elle aussi connaisse la liberté de Dieu — qu’elle aussi soit enfin à la gloire de Dieu. Mais cette gloire ne s’exprime nullement quand la nature est torturée, excédée, exprimée, ravagée par l’homme. La paix de la création, la marge qui lui est donnée pour être elle même, la limite imposée à l’homme sont essentielles pour que subsiste encore quelque chose de vivant : en effet le même texte poursuit très durement : si vous respectez ces lois (l’année sabbatique et l’année jubilaire), alors vous vivrez en sécurité dans le pays : la sécurité de l’homme est très exactement ici liée au respect du monde dans lequel il se trouve. Et ceci ne paraissait nullement, à cette époque, être de l’ordre d’un mécanisme « naturel » : ce n’était pas évident que le repos de la nature conditionnait la sécurité de l’homme. Pour que cela soit, il fallait que Dieu assume la protection de sa création contre celui qui pouvait toujours devenir le dévastateur et qu’il assume la relation entre le repos de la Nature et la sécurité de l’homme. Et cela ne pouvait alors que se situer dans l’alliance, dans une relation de foi et d’espérance, ce que le même texte contient dans sa conclusion : si vous vous inquiétez de ce que vous mangerez la septième année, je vous accorderai ma bénédiction la sixième année, la terre donnera des produits pour trois ans... » Nous revenons presque au Sermon sur la montagne. Tout cela nous avertit que par dessus et au delà de la relation de propriété, de la possibilité pour l’homme d’exploiter la terre, il y a cette exigence de l’amour, et la protection que Dieu accorde à cette création. Mais, une fois de plus, quand l’homme excède le domaine que Dieu lui accorde, quand il franchit cette limite, alors il n’y a pas une intervention brutale de Dieu qui sanctionne, condamne et damne, mais Dieu laisse faire la logique des choses : l’homme se situe lui-même en dehors de la protection de Dieu, et par une sorte de conditionnement mécanique (la nécessité devenant destin, fatalité), l’insécurité de l’homme, la mise en question de l’homme résulte directement de sa transgression, de son abus. C’est notre situation actuelle dans le « drame écologique ». Nous avons déchaîné notre puissance, nous avons exploité à mort, en détruisant les espèces, les richesses, les possibilités, les équilibres naturels, les cycles, les produits. Nous avons gaspillé à une allure incroyable — et tous ceux qui nient la possibilité d’un épuisement des richesses ont pour argument : il y a tant de milliards de tonnes d’éléments chimiques de tous ordres dans les océans, exploitez les océans (c’est-à-dire détruisez en réalité l’eau de mer...) et l’humanité peut continuer sur ce même rythme pendant des siècles : ainsi la monstruosité c’est justement cette acceptation que pour des utilités contestables on n’hésite pas à envisager la destruction totale des éléments fondamentaux : alors la sécurité de l’homme n’est en effet plus du tout assurée. Et c’est le comportement de l’homme envers la création qui détruit sa propre sécurité. C’est exactement le point où nous en sommes.
Mais il n’y a pas que le jeu de ce qui devient mécanique lors-que Dieu se retire et laisse faire la nature des choses. Dans un tout autre plan, l’homme est devant Dieu un être raisonnable, donc il doit se comporter en créature responsable. Il faut ajouter cette notion de responsabilité à celle de « gérant ». Encore faut-il s’entendre — que signifie « responsable » ? Une seule et unique réalité être appelé à répondre — c’est le seul sens possible, intelligible du mot responsable — c’est-à-dire que quelqu’un vous posera une question, et que vous devez répondre à la question posée. Se comporter en responsable, c’est seulement se comporter comme quelqu’un qui aura à répondre de ce qu’il a fait. Il n’y a pas grand sens à croire que l’on soit responsable devant ses égaux, car personne ne peut vous amener à répondre dans ce cas. La seule responsabilité concerne justement la question que l’on ne peut éviter, à laquelle on est obligé de répondre. Or, pour le problème général de la création, il est évident que l’homme n’est responsable qu’à l’égard du créateur lui-même. Il n’y a pas de responsabilité envers « l’humanité ». Mais forcément c’est le créateur qui peut demander des comptes (et nous voyons en effet ceci constamment repris dans des paraboles par Jésus : parabole des vignerons, parabole des talents). Et de fait c’est en tant que celui qui questionne que Dieu nous est sans cesse décrit dans l’Ancien Testament. Adam où est-tu ? qu’as-tu fais ? Caïn qu’as-tu fait de
ton frère ? etc... Si le créateur n’est pas celui qui questionne au sujet de la création, alors l’homme n’est pas responsable envers cette création. Et s’il n’est pas responsable cela veut dire qu’il peut se comporter n’importe comment envers cette création. L’absence de responsabilité justifie le « n’importe quoi ». Il peut abuser, détruire, etc... Pourquoi ne le ferait-il pas ? Je ne veux pas du tout ici parler de sanction ni de menace de sanction. Ce n’est pas le problème. Mais s’il n’a pas à répondre devant le créateur, cela veut dire que l’homme est, de droit, pleinement maître et possesseur de la création, qu’il peut y faire ce qu’il veut, il est totalement indépendant à ce sujet. Ce qui marque le caractère limité de son pouvoir, c’est uniquement d’avoir à répondre. Si bien que cela détruit totalement les théories selon lesquelles l’homme « devrait » se comporter en gérant, en bon père de famille, en hôte, envers le monde, et non pas en dévastateur [5]. Mais au nom de quoi ou de qui « devrait-il » adopter cette attitude ? Plus même, comment et pourquoi saurait-il qu’il n’est que gérant, que c’est sa vraie situation ? Il ne l’inventera pas tout seul, ou ceci va totalement à l’encontre de ce qu’il croit et de son esprit de puissance. En toute chose il est convaincu être le maître sans borne — on ne sort pas de ce dilemme — ou bien on reconnaît (car il faut savoir que l’on aura à répondre) que quelqu’un vous demandera de rendre compte de votre gestion — ou bien on est livré à l’esprit de puissance. Je suis tout à fait net à cet égard : la dévastation du monde, le désastre écologique qui nous guette n’est pas seulement le fait de la croissance du système technicien, il est d’abord le fait que l’homme ne croit plus au Dieu créateur, qui est le Dieu de Jésus-Christ. Il n’y a pas eu un long délai entre la proclamation, l’exaltation par des théologiens de l’homme enfin devenu adulte, maître de son destin, sorti de la tutelle divine, majeur etc... et puis la découverte du désastre écologique - C’est que le second suit exactement le premier. Cet homme qui s’est libéré pour soi, qui n’a plus de « Père » n’a pas davantage de Seigneur envers qui répondre et se porter responsable. L’homme déclaré majeur et adulte est avant tout un irresponsable, et il s’est, de ce fait, envers la création, conduit comme tel. Il ne faut pas s’en étonner.
Ainsi lorsque nous disions que, respectant l’indépendance que l’homme s’est acquise et la situation qu’il a instituée, Dieu accepte l’œuvre de l’homme, accepte que l’homme se comporte en maître, et tolère le « pis aller » que représente l’organisation par l’homme sous la forme de propriété de la situation de domination sur la création, cela ne signifie nullement que Dieu renonce et se retire. D’une part il fixe les limites comme nous l’avons vu. D’autre part il pose des questions sur ce comportement. Mais bien plus. Il donne aussi exactement son avis — qui n’est d’ailleurs en ce temps rien de plus qu’un avis. Et nous franchissons une troisième étape : parmi les béatitudes, Jésus nous dit : Heureux les débonnaires, car ils hériteront la terre. Débonnaires, ceux qui n’ont pas l’esprit de puissance et de violence, ceux qui ne cherchent pas à dominer, ceux qui obéissent à ce sermon sur la montagne et donnent leur tunique à celui qui prend leur manteau, ceux qui ont le coeur humble et ne défendent pas leur « droit ». Or, très nettement, c’est à eux, et seuls, que la terre sera finalement donnée. Précisément parce qu’ils ne la dévasteront pas, qu’ils la respecteront.
Dans les Béatitudes, il n’y a pas seulement celui qui les écoute, il y a aussi les autres avec qui nous sommes en relation (au milieu de qui nous avons à créer la paix par exemple) il y a la société dans laquelle nous sommes (où nous avons à créer la justice) et il y a aussi la Terre sur laquelle nous vivons... ceux là seuls « mériteront » de recevoir cette terre, d’en être les hôtes et les gérants qui sont débonnaires. Cette béatitude inverse exactement ce que l’on a normalement l’habitude de penser : la terre est à celui qui l’occupe et la conquiert. Elle nous rappelle que seul le Seigneur en est maître et il la donne à qui il veut. Nous sommes donc assurés selon cette béatitude que la terre nous sera enlevée, nous les forts, les exploiteurs du monde, les techniciens, les « metteurs en valeur », les inventeurs, les conquérents des galaxies. La façon dont nous avons traité cette terre implique que nous en soyons dépouillés et qu’elle soit confiée par Dieu à ceux qui enfin s’en occuperont bien. Et nous mesurons l’importance pour Dieu de cette « gestion de la création » lorsque nous comparons ceci aux autres promesses : le royaume des cieux est à eux... ils verront Dieu... ils seront appelés Fils de Dieu... Ce n’est pas rien ! Eh bien l’importance, l’énormité de ces promesses montrent l’importance de cette terre pour Dieu ! « Recevoir la terre », c’est aussi important que « voir Dieu ». Cela révèle à quel point Dieu aime cette création, avec tout ce qu’elle renferme, sa variété, son épanouissement — et cela signifie que la dévastation écologique est de l’ordre du péché, aussi considérable que la guerre, le génocide, l’exploitation de l’homme par l’homme, l’injustice... Il n’y a pas d’échelle dans le péché : il y a seulement l’immensité de l’amour de Dieu, d’où l’homme a prétendu sortir. Et qui pourtant dure envers cette création que nous ravageons.
Mais il reste assurément la question décisive ! « Tout cela est très joli, mais comment voulez-vous que cette doctrine puisse convaincre tous les hommes ? » Car tout ce que nous venons de dire n’est pas de l’ordre d’une connaissance objective, naturelle, ce n’est pas l’homme par son propre cheminement qui peut découvrir cette situation en vérité et ce que cela comporte comme conséquences difficiles. L’on ne peut pas davantage accepter cela, isolément, en tant que Révélation : c’est uniquement pour celui qui reçoit tout ceci en tant que Parole de Dieu, qu’une telle description de sa condition et de sa relation au monde devient vraie. Il y a donc une décision préalable devant Dieu. Et l’on ne peut pas détacher la relation de l’homme au monde de sa relation à Dieu. Ce n’est pas du tout un hasard si c’est à partir du moment où l’homme a contesté Dieu que la technique d’exploitation du monde a pris son essor (le XVIIIe siècle), si c’est le lieu ou l’homme a estimé qu’il n’y avait pas de Dieu et que la Nature était purement naturelle que l’exploitation du monde s’est développée (l’occident) et si réciproquement le premier grand objectif de la science orientée vers la Technique a été de se débarrasser de la tutelle divine gênante. L’effort pour affirmer la science seule, sans limite, juge de tout et comportant sa légitimité en soi même, comportait comme autre face, inévitable, la dévastation du monde, le gaspillage des potentialités, le délire de destruction. Ce n’est pas un hasard malencontreux. On ne doit pas dire « Il aurait pu en être autrement ». Non. Dès lors, en face de la menace du désordre écologique, les seuls qui étaient responsables, étaient ceux qui ayant reçu et cru la Parole de Dieu avaient là tout ce qui était indispensable pour voir clair et avertir. Juifs et chrétiens. Mais ce sont des Juifs qui ont accéléré la recherche scientifique et l’ont fait le plus progresser — ce sont des chrétiens qui ont mis le monde en coupe réglée.
Nous avons parlé des limites, telles que l’Écriture nous les montre, mais ce ne sont pas des limites théoriques (le sabbat, l’année sabbatique, l’année jubilaire par exemple !). Ce ne sont pas des limites inscrites dans le ciel ! c’est de l’ordre très concret de l’éthique et du comportement de ceux qui croient cette Parole de Dieu. Autrement dit, en face de l’exploitation démentielle du monde, la limite, ce n’était pas un obscur commandement abstrait, dans un vieux livre, mais l’existence même de l’Eglise et du peuple d’Israël. C’est leur réalité historique vécue qui aurait dû être la limite ! Or, rappelons-nous que le sabbat (et tant d’autres institutions d’Israël) est donné par Dieu à Israël comme marque de la sainteté — pour le différencier radicalement de tous les autres peuples et attester au milieu des nations qu’il est, visiblement, le peuple du Seigneur. Je dis très nettement que la sainteté d’Israël et de l’Eglise au XIXe et XXe siècle, auraient été strictement de prendre position sur les limites de l’orgueil scientifique, de l’application des techniques et de l’exploitation de la nature. C’est là qu’aurait résidé l’attestation de sa sainteté. Au lieu de cela, lorsqu’au moment de la désintégration de l’atome, certains chrétiens ont voulu poser la question de savoir si ce n’était pas outrepasser l’ordre que Dieu a donné à sa création, si ce n’était pas pénétrer dans le secret de Dieu, les Églises ont répondu que la science avait légitimement le droit de tout faire. Bien sûr ! Trente ans plus tard, nous sommes menacés d’une extermination à plus ou moins brève échéance par le développement des usines nucléaires. Et je rappellerai que, en 1948, lorsqu’à deux reprises devant des publics d’Église j’ai présenté ce problème que je traite à nouveau ici, des limites posées par Dieu à l’exploitation du monde, il n’y eut qu’incompréhension et jugement sommaire — rétrograde — pessimiste — médiéval — et réactionnaire. Il était tellement plus passionnant à l’époque de savoir quelle bonne relation établir avec les communistes ! Et après, il était tellement plus important de se passionner pour la guerre d’Algérie. Je ne dis pas qu’il ne fallait pas faire ces petites choses : mais la plus importante, de loin, était la question de fond (vraiment fondamentale, on s’en aperçoit aujourd’hui !) et c’est celle de la limite à l’exploitation de la création ! Dans la mesure où Israël et l’Eglise n’ont rien dit et rien fait depuis un siècle et demi dans ce domaine, cela signifiait pour le monde qu’il n’y avait de fait aucune limite. Cela veut dire qu’ils ont une fois de plus manqué l’occasion de leur sainteté. Cela veut dire qu’ils sont devant Dieu responsables eux, et eux seuls, du désastre dans lequel nous commençons à vivre.