Anthropomorphisme et anthropocentrisme dans les textes bibliques par Frédéric Rognon

, par Pierre

Frédéric Rognon [1], « Anthropomorphisme et anthropocentrisme dans les textes bibliques : analyse critique d’un corpus scripturaire de référence pour les traditions judéo-chrétiennes », in : Aurélie Choné, Isabel Iribarren, Marie Pelé, Catherine Repussard, Cédric Sueur, Repenser la relation homme – animal. Généalogie et perspectives, Paris, L’Harmattan (coll. Sciences et Société), 2020, p. 31-42.

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La Bible est souvent considérée comme un corpus de teneur vigoureusement anthropomorphique et d’orientation foncièrement anthropocentriste. Nous chercherons ici à montrer que la réalité est beaucoup plus nuancée. Nous le ferons tout d’abord en pointant la diversité des textes bibliques et de leurs théologies, et dans un deuxième temps en évoquant la pluralité des traditions d’interprétation. Nous nous efforcerons ainsi de pratiquer une relecture du corpus scripturaire et à une approche herméneutique qui se déprennent toutes deux de tout prisme réducteur.

D’une part, donc, les énoncés bibliques sont divers. Celui qui correspond le mieux à l’idéal anthropomorphique et anthropocentriste est à l’évidence le Psaume 8. Ce dernier attribue à l’homme un statut éminemment privilégié : l’homme est au sommet de la pyramide de la Création, et dispose du mandat divin de dominer l’ensemble. Le psalmiste s’adresse ainsi à Dieu en ces termes :

Qu’est-ce que l’homme, pour que tu te souviennes de lui ? Et le fils de l’homme, pour que tu prennes garde à lui ? Tu l’as fait de peu inférieur à Dieu, et tu l’as couronné de gloire et de magnificence. Tu lui as donné la domination sur les œuvres de tes mains, tu as tout mis sous ses pieds, les brebis comme les bœufs, et les animaux des champs, les oiseaux du ciel et les poissons de la mer, tout ce qui parcourt les sentiers des mers [2].

Ce texte fait bien entendu écho au second récit de la Création (le récit sacerdotal du premier chapitre de la Genèse), mais on aurait tort de les associer trop étroitement : l’anthropocentrisme de Genèse 1 va se voir en effet en partie tempéré.

Ce récit sacerdotal [3], rédigé au VIe siècle durant l’Exil, dans un style liturgique bien marqué, répond nettement à une intention polémique à l’encontre des religions avoisinantes. Les astres et les animaux ne sont que des créatures, ils sont profanés en quelque sorte, et l’homme (c’est-à-dire tout homme, et non le seul roi comme à Babylone) est « image de Dieu » : la représentation de Dieu sur terre se trouve démocratisée et universalisée. Un clivage est instauré entre les poissons et les oiseaux d’une part, créatures du cinquième jour, et les animaux terrestres d’autre part, créatures du sixième jour à l’instar de l’homme. Si l’être humain est le couronnement de la Création, puisqu’il apparaît en dernier, il partage avec les animaux terrestres la même date de naissance, et tous les animaux sont appelés חיה נפש, « êtres vivants » [4] parce qu’ils ont en eux un חיה נפש, une « âme vivante » [5]. Ce texte marque donc bien l’identité ontologique de l’homme et de l’animal. Animaux [6] et hommes [7] reçoivent d’ailleurs une bénédiction de Dieu, qui voit, au cinquième jour, que ce qu’il a fait est « bon » [8], et au sixième jour que c’est « très bon » [9]. Enfin – détail souvent négligé –, Dieu donne à l’homme et aux animaux la même nourriture : une alimentation végétalienne [10], qui prévient toute relation d’hostilité entre eux, entre hommes et animaux comme au sein même du règne animal.

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La singularité absolue de l’homme à l’égard des animaux tient donc à son statut d’« Imago Dei » [11] et à l’ordre divin qui lui est donné de « Dominium terrae » [12]. Ces deux caractères ne peuvent pas ne pas être liés. Le verbe רדה (« dominer ») signifie aussi bien « tyranniser », « piétiner », que « prendre soin », selon le contexte. Or, situé précisément entre le verset 27 (celui de l’« Imago Dei ») et le verset 29 (celui du végétalisme), le « Dominium terrae » peut difficilement signifier un despotisme sans bornes, une exploitation et un pillage : l’homme est représentant de Dieu sur terre, il doit donc se comporter envers la Création comme Dieu lui-même, prendre soin des créatures, pourvoir à leurs besoins, avec amour et justice. Dieu intervient dans sa Création par sa Parole, qui laisse l’autre libre de ses décisions : c’est ainsi que l’homme doit « dominer », par sa parole qui prolonge la Parole de Dieu. Sa mission n’inclut d’ailleurs pas le droit de vie et de mort, puisqu’il est végétalien ! Ce n’est qu’après le Déluge [13] que le régime carné lui sera octroyé.

Au sujet de ce Déluge, il faut tout d’abord remarquer que la solidarité entre homme et animal se manifeste jusque dans la punition divine : Dieu extermine l’homme et les animaux car il se repent de les avoir faits [14]. Tous sont engloutis par le Déluge (seuls les poissons peut-être en sont bénéficiaires !!! Ils ne sont d’ailleurs pas nommés dans le catalogue des espèces à détruire [15]). Mais Dieu épargne Noé et sa famille, ainsi qu’un couple de chaque espèce. C’est d’ailleurs un animal qui annonce la fin du Déluge : l’histoire du Salut de l’homme ne se conçoit qu’accompagnée des animaux. Si l’on compare le récit de re-Création après le Déluge [16] avec le second récit de Création [17], on passe d’un vocabulaire d’amour et de respect à un vocabulaire militaire : Adam et Noé sont appelés à dominer, mais pas de la même façon, ni dans les mêmes conditions, ni avec la même signification. Adam domine par la parole : il se situe dans l’ordre de la Création et de la liberté. Noé domine avec ses mains : il se situe dans l’ordre de la Chute et de la nécessité. La nourriture carnée lui est accordée, non pas selon l’intention divine, mais par une permission de Dieu, selon la nécessité de vivre, et cette autorisation n’est pas réciproque. Une clause restrictive est apposée à cette permission de manger de la viande : le tabou du sang. Lorsque l’homme tue un animal, il doit savoir qu’il touche à un être qui appartient à Dieu, il doit donc s’abstenir de sang (דם), identifiée à l’âme ou à la vie (נפש) [18]. Le sang animal n’est pas à consommer, et le sang humain n’est pas à verser. Sur cette base, Dieu établit son alliance avec tous les êtres vivants, y compris les animaux [19]. Ainsi, même le récit du Déluge n’atteint pas à l’expression de domination effrénée déployée par le Psaume 8 (qui parlait d’une Création mise « sous les pieds de l’homme »), et c’est encore moins le cas du récit sacerdotal de Création.

Le premier récit de Création (premier dans l’ordre chronologique de rédaction, donc le plus ancien, mais second dans l’ordre canonique d’exposition des textes bibliques) est le récit yahviste [20], rédigé au IXe siècle sous le règne de Salomon. Il cherche avant tout à rendre compte de la condition humaine. Il s’agit donc d’un texte étiologique, qui répond à certaines questions fondamentales, dont celle de l’origine de l’hostilité entre l’homme et l’animal. À la différence des mythes mésopotamiens, la Création de l’homme n’est pas un accident de parcours, mais une intention de Dieu qui n’a pas de compagne au ciel : il fait de l’homme un partenaire, un vis-à-vis sur terre, avec qui il dialogue, et à qui il donne la liberté et la responsabilité de ses actes. Il peut choisir d’en répondre ou de ne pas en répondre. Si le statut de l’homme est original par rapport aux religions voisines, il est logique que celui de l’animal le soit aussi. Les animaux ne sont que des créatures et non des divinités comme en Egypte : l’intention est donc ici aussi nettement polémique et identitaire. Or il n’est pas bon que l’homme soit seul [21]. C’est pourquoi Dieu crée les animaux et les fait venir vers l’homme pour qu’il les nomme [22]. Nommer, c’est permettre d’exister, et c’est présenter à Dieu : l’homme joue ici un rôle décisif comme lieutenant de Dieu auprès des animaux. Mais il ne trouve pas parmi eux une aide semblable à lui. C’est pourquoi Dieu crée la femme, que l’homme accueille avec une explosion de joie : « os de mes os et chair de ma chair » [23]. La Création des animaux peut donc sembler être une Création ratée, corrigée par la Création de la femme. Mais si la communauté de l’homme et des animaux est effectivement dépassée par le couple homme-femme dans lequel l’être humain trouve son épanouissement ultime, elle n’en est pas dévalorisée pour autant. En effet, l’homme et l’animal sont tous deux créés à partir de la terre (אדמה apparentée à אדם) [24], et lorsque Dieu souffle dans les narines de l’homme un « souffle de vie » (חיים נשמת) [25], l’homme devient un « être vivant » (חיה נפש) [26], même expression qui désigne les animaux des champs et les oiseaux du ciel [27], dénominateur commun des hommes et des animaux. Le récit yahviste nous indique donc lui aussi qu’il n’y a pas de différence ontologique entre l’homme et l’animal, qu’ils sont tous deux des חיה נפש formés à partir de la אדמה. Nous relevons là à la fois une parenté très nette entre eux, et une altérité puisque l’homme refuse de reconnaître son pendant parmi les animaux. Le récit de la Chute, qui suit immédiatement celui de la Création, montre la complicité de l’homme, de la femme et de l’animal (représenté par le serpent) dans la désobéissance à Dieu, et leur solidarité dans le dérèglement de la Création : de cette complicité découle l’hostilité entre le serpent et la femme [28]. Mais le récit yahviste nous présente surtout une éthique de responsabilité de l’être humain à l’égard du vivant, puisque l’homme est placé dans le jardin pour le « garder » [29] ; or, le verbe traduit par « garder » (שמר) est le même qui est employé pour lui demander de « garder les commandements de Dieu » : ici, sans aucune ambiguïté, l’homme a reçu mission de prendre soin de la Création.

Franchissons un pas de plus pour nous éloigner résolument du pôle anthropocentrique. La tradition sapientiale fait parfois preuve d’un profond pessimisme, en signalant la fragilité de l’homme, la brièveté de ses jours, son impureté, et même, chez l’Ecclésiaste, en l’assimilant aux bêtes :

Les fils de l’homme ne sont que des bêtes. Car le sort des fils de l’homme et celui de la bête sont pour eux un même sort ; comme meurt l’un, ainsi meurt l’autre, ils ont tous un même souffle, et la supériorité de l’homme sur la bête est nulle ; car tout est vanité. Tout va dans un même lieu ; tout a été fait de la poussière, et tout retourne à la poussière. Qui sait si le souffle des fils de l’homme monte en haut, et si le souffle de la bête descend en bas dans la terre ? [30]

Sans aller jusqu’à cette identification qui témoigne d’une période antérieure à la foi en la résurrection, le Psaume 104 remet lui aussi en question l’anthropocentrisme : l’homme n’est qu’une créature parmi d’autres, il dispose du jour pour travailler comme les animaux disposent de la nuit pour chasser :

Le soleil sait quand il doit se coucher. Tu amènes les ténèbres, et il est nuit : alors tous les animaux des forêts sont en mouvement ; les lionceaux rugissent après la proie, et demandent à Dieu leur nourriture. Le soleil se lève : ils se retirent, et se couchent dans leur tanière. L’homme sort pour se rendre à son ouvrage, et à son travail, jusqu’au soir [31].

Il n’est plus question ici de domination, mais de coexistence, ou plus exactement d’alternance spatio-temporelle entre les hommes et les animaux.

Le pôle le plus lointain à l’égard de l’anthropocentrisme, celui qui se situe à l’autre extrémité du spectre, peut être discerné dans les derniers chapitres du livre de Job [32]. L’intention théologique est tout à fait spécifique. Alors que Job, ravagé par la ruine, le deuil et la maladie, clame son innocence et dénonce le silence de Dieu depuis trente-cinq chapitres, la réponse de Dieu relativise la prétention de l’homme sur un mode plus radical encore que les autres textes sapientiaux : les mystères de l’univers échappent à l’homme, les animaux ne sont pas tous à son service, certains ne sont là que par pure gratuité ou par jeu, et Dieu a autant de raisons de s’occuper de la grande nature sauvage que de ses petites misères domestiques. Il polémique sarcastiquement avec lui : « Où étais-tu quand je fondais la terre ? » [33]. Et pour ouvrir ses horizons sur l’immensité de l’univers, il lui décrit en détails l’ensemble de ses créatures sans même mentionner l’homme : nous avons affaire à quatre chapitres de traité zoologique, de classification des espèces, dans une Création foisonnante dont l’homme est rigoureusement absent. Manifestement, pour inciter l’homme souffrant à davantage d’humilité dans sa plainte, ce texte sous-entend que la Création pourrait très bien se déployer et se poursuivre sans lui.

Dans le Nouveau Testament, l’anthropocentrisme réapparaît sous une forme assez subtile. La sollicitude de Dieu envers les animaux est également mentionnée, puisqu’il nourrit les oiseaux du ciel [34] et les corbeaux [35], qui ne sèment ni ne moissonnent, et qui se trouvent associés aux lis des champs [36]. Mais il s’agit d’un argument a fortiori : les oiseaux ne sont convoqués que pour parler des hommes qui comptent infiniment plus, et de la Providence qui les concerne au premier chef et qui doit les prévenir de tout souci et de toute inquiétude. Un autre argument a fortiori est avancé au sujet des passereaux ou des moineaux : il n’en tombe pas un à terre « sans votre Père » (άνευ του̃ πατρός υμω̃ν) [37], c’est-à-dire sans sa présence. Cette traduction littérale (dans les versions Darby et Chouraqui) laisse penser que Dieu ne les abandonne pas au moment de leur mort, tandis que d’autres versions induisent plus ou moins explicitement que c’est Dieu qui les fait mourir : « sans la volonté de votre Père » (version Segond), « sans (la volonté) de votre Père » (version de la Colombe), ou qui du moins le sait et le permet : « indépendamment de votre Père » (selon la NBS – Nouvelle Bible Segond, et la TOB – Traduction Œcuménique de la Bible), « à l’insu de votre Père » (version de la Bible de Jérusalem), « sans qu’il le sache » (version en Français courant), « c’est votre Père qui permet cela » (version en Français fondamental). Le texte parallèle confirme l’interprétation d’une sollicitude : « Pas un passereau n’est oublié devant Dieu » [38]. Mais dans un cas comme dans l’autre, l’exemple des moineaux est avancé pour affirmer la Providence de Dieu au bénéfice de l’homme : « Ne vend-on pas deux passereaux pour un sou ? » [39], « Ne craignez donc point : vous valez plus que beaucoup de passereaux » [40].

Enfin, le destin des animaux peut être compris comme associé à celui des hommes dans une même rédemption. Le texte le plus étudié à ce sujet est le chapitre 8 de l’épître de Paul aux Romains :

J’estime que les souffrances du temps présent ne sauraient être comparées à la gloire à venir qui sera révélée pour nous. Aussi la Création attend-elle avec un ardent désir la révélation des fils de Dieu. Car la Création a été soumise à la vanité – non pas de son gré, mais à cause de celui qui l’y a soumise – avec l’espérance qu’elle aussi sera affranchie de la servitude de la corruption, pour avoir part à la liberté de la gloire des enfants de Dieu. Or, nous savons que, jusqu’à ce jour, la Création tout entière soupire et souffre les douleurs de l’enfantement. Et ce n’est pas elle seulement ; mais nous aussi, qui avons les prémices de l’Esprit, nous aussi nous soupirons en nous-mêmes, en attendant l’adoption, la rédemption de notre corps [41].

La Création (κτίσις), nommée quatre fois, déborde ainsi l’humanité, et espère être affranchie de la servitude de la corruption, en conséquence de la rédemption des hommes. Le monde animal semble donc être associé au Salut final. D’autres textes évoquent la dimension cosmique du Salut : selon Marc [42] et Paul [43], l’Évangile doit être annoncé à « toute la Création » (πάση τη κτίσει), et non seulement aux « nations » comme le disent Matthieu [44] et Luc [45]. Y a-t-il donc une promesse de rédemption pour les animaux ? Si, dans l’Ancien Testament, certains écrits de Sagesse marquent la solidarité de sort entre l’homme et l’animal [46], dans le Nouveau Testament, Paul se présente comme l’apôtre de la Création tout entière, appelée à la réconciliation avec Christ [47]. L’Apocalypse mentionne souvent les animaux, parfois [48], sans mention explicite de l’homme. S’agit-il d’un écho aux chapitres 38 à 41 du livre de Job ? Nous répondrons à cette question dans un instant.

Retenons pour le moment que la pluralité des textes bibliques ne peut donc se réduire à une vision étroitement anthropocentrique.

Si l’on examine à présent les traditions d’interprétation de ces textes, on constate qu’elles se déclinent sur un mode aussi foisonnant. Jusqu’à la Renaissance, la teneur générale de l’herméneutique biblique est globalement celle d’un anthropocentrisme modéré : il ne s’agit pas de justifier un dénigrement échevelé envers les créatures non-humaines, mais de considérer que l’orientation de l’ensemble du corpus scripturaire concerne la seule humanité. La méthode d’interprétation majoritaire est celle du principe paulinien de « l’analogie de la foi » (η αναλογία της πιςτεως) [49], qui consiste à laisser l’Écriture s’interpréter elle-même, c’est-à-dire à mettre les textes mineurs sous la dépendance des textes considéré comme majeurs. Il convient donc de définir un « canon dans le canon », qui déterminera la cohérence globale de la Bible. Pour beaucoup de théologiens, il s’agit du verset suivant : « Dieu a tant aimé le monde, qu’il a donné son fils unique, afin que quiconque croit (πας ο πιστεύων) en lui ne périsse point, mais qu’il ait la vie éternelle » [50]. Et celui qui « croit » en Dieu ne peut être conçu que comme un être humain. C’est ainsi que Jean Calvin, qui fait de l’analogie de la foi la règle de lecture par excellence, interprète le chapitre 8 de l’épître aux Romains : il y voit bien une espérance de résurrection pour tous les éléments de la Création, y compris les créatures muettes, mais sous forme de prosopopée (cette figure de rhétorique qui consiste à attribuer des sentiments et des comportements humains à des êtres non-humains), et ce afin de nous faire honte de notre stupidité [51]. Ainsi l’anthropomorphisme du discours est-il au service de l’anthropocentrisme de l’intention.

Mais à partir de l’époque moderne, on relève une prolifération des traditions d’interprétation, et cette pluralité favorise autant les lectures résolument spécistes que celles qui prennent en compte l’altérité animale comme source de bénédiction. La tradition cartésienne, qui culmine avec Malebranche, tend à réifier l’animal en le réduisant à une mécanique au service de l’homme, pour satisfaire ses besoins alimentaires, vestimentaires ou de distraction. Ce réductionnisme va de pair avec le déferlement technologique, qui se voit parfois cautionné par référence à l’Écriture. C’est le cas emblématique de Neil Amstrong récitant Genèse 1 en posant le premier pied sur la lune, le 21 juillet 1969 [52].

À l’autre extrémité du spectre, notons l’appel lancé à l’homme par Jacques Ellul en faveur d’une éthique de la non-puissance : le théologien de Bordeaux déploie en effet le motif du « roi déchu » qui n’a pas su honorer sa vocation. Il se réfère pour cela à la troisième doxologie de l’Apocalypse [53], dont est extrait le passage suivant :

Et toute créature au ciel, sur terre, sous terre et sur mer, tous les êtres qui s’y trouvent, je les entendis proclamer : “À celui qui siège sur le trône et à l’agneau, louange, honneur, gloire et pouvoir pour les siècles des siècles !” Et les quatre animaux disaient : “Amen !” [54]

Jacques Ellul commente ce passage en ces termes :

Certains disent que l’homme n’y est pas mentionné, que “la nature devance l’homme dans l’adoration, en ce sens qu’elle reconnaît et loue l’Agneau déjà”. Il me semble que la mention de toutes les créatures indique au contraire manifestement que l’homme y est compris. Mais sans être différent. Il n’est pas ici la créature d’élection : le Salut acquis par Jésus-Christ s’adresse à toutes les créatures et pas seulement à l’homme qui se prend pour roi. Et je crois même, au contraire, que du fait de son attitude envers la création, de son abus, de son exploitation impitoyable des choses et des animaux, il n’est plus le roi de la création devant Dieu ; dans son histoire il n’accomplit nullement ce qui était annoncé dans Genèse II et le Psaume VIII. Il est un roi déchu, ramené au niveau des autres créatures, et sa louange adressée à Dieu n’est pas plus que celle du dernier être vivant [55].

L’homme est donc appelé à renoncer à toute domination pour entrer, à l’image du Christ, dans une éthique de la non-puissance [56]. Paradoxalement, l’anthropomorphisme en vigueur dans les premiers textes de l’Ancien Testament se trouve ici récusé, et même, pourrait-on dire, inversé, converti en zoomorphisme, puisque le discours sur l’homme se conforme au discours sur l’animal, hyperbole de la véritable louange, dont la louange humaine ne serait qu’une pâle copie. On comprend que le principe herméneutique de l’analogie de la foi s’applique bien ici aussi, mais en fonction d’un autre « canon dans le canon ».

En conclusion, une relecture attentive du corpus biblique et un parcours plus rapide à travers l’histoire des traditions d’interprétations nous invitent à la prudence, et à la prise en compte de la complexité des combinatoires possibles : il est bien entendu des énoncés anthropomorphes, anthropocentristes et spécistes, mais il est aussi des anthropocentrismes non spécistes, des énoncés non-anthropocentristes à force d’être théocentriques (sans jamais, par conséquent, devenir géocentriques), et même, enfin, des anthropomorphismes inversés, lorsque l’homme, de façon tout à fait inédite et inattendue, prend modèle sur l’animal.

Notes

[1Professeur de philosophie des religions, Faculté de théologie protestante, Université de Strasbourg.

[2Psaume 8, 5-9.

[3Cf. Genèse 1, 1 – 2, 4a.

[4Genèse 1, 20+ 24.

[5Genèse 1, 30.

[6Cf. Genèse 1, 22.

[7Cf. Genèse 1, 28.

[8Genèse 1, 21.

[9Genèse 1, 31.

[10Cf. Genèse 1, 30-31.

[11Genèse 1, 27.

[12Genèse 1, 28.

[13Cf. Genèse 6-9 (voir notamment Genèse 9, 3-4).

[14Cf. Genèse 6, 7.

[15Cf. ibid.

[16Cf. Genèse 9, 1-4.

[17Cf. Genèse 1, 28-29.

[18Cf. Genèse 9, 4.

[19Cf. Genèse 9, 8-17.

[20Cf. Genèse 2, 4b – 3, 24.

[21Cf. Genèse 2, 18.

[22Cf. Genèse 2, 19.

[23Genèse 2, 23.

[24Cf. Genèse 2, 7 / Genèse 2, 19.

[25Genèse 2, 7.

[26Ibid.

[27Cf. Genèse 2, 19.

[28Cf. Genèse 3, 14-15.

[29Genèse 2, 15.

[30Qohélèt 3, 18-21.

[31Psaume 104, 19-23.

[32Cf. Job 38-41.

[33Job 38, 4.

[34Cf. Matthieu 6, 26.

[35Cf. Luc 12, 24.

[36Cf. Matthieu 6, 28-30 ; Luc 12, 27-28.

[37Matthieu 10, 29.

[38Luc 12, 6.

[39Matthieu 10, 29 ; Luc 12, 6.

[40Matthieu 10, 31 ; Luc 12, 7.

[41Romains 8, 18-23.

[42Cf. Marc 16, 15.

[43Cf. Colossiens 1, 23.

[44Cf. Matthieu 28, 19.

[45Cf. Luc 24, 47.

[46Cf. Qohélèt 3, 18-22 ; Psaume 36, 7.

[47Cf. 1 Corinthiens 15, 28 ; Éphésiens 1, 9-10 ; Colossiens 1, 15-20.

[48Cf. Apocalypse 5, 13-14.

[49Romains 12, 6b.

[50Jean 3, 16.

[51Cf. Commentaire de Jehan Calvin sur le Nouveau Testament. Tome troisième : Sur les épîtres de S. Paul aux Romains, Corinthiens, Galatiens et Éphésiens, Paris, Librairie de Ch. Meyrueis et Compagnie, 1855, p. 140-142.

[52Cf. Othmar Keel, Dieu répond à Job. Une interprétation de Job 38-41 à la lumière de l’iconographie du Proche-Orient ancien (1978), Traduit de l’allemand par François Smyth, Paris, Les Éditions du Cerf (Lectio Divina – Commentaires 2), 1993, p. 133-134.

[53Cf. Apocalypse 5, 8-14.

[54Cf. Apocalypse 5, 8-14.

[55Jacques Ellul, L’Apocalypse. Architecture en mouvement (1975), Genève, Labor et Fides (Essais bibliques n°4), 2008, p. 293.

[56Cf. ibid., p. 297.