b) Le chien, animal famélique et vorace
Que le chien engloutisse les charognes et les cadavres de tout ennemi d’Israël, c’est ce que les prophètes osent souhaiter de plus humiliants et décadents à leurs adversaires, voire à ceux qui ne respectent pas les commandements du Seigneur : « Tout membre de la maison de Jéroboam qui mourra dans la ville, les chiens le mangeront » (I R XIV, 11), « Quant à Jézabel, les chiens la mangeront dans la propriété d’Izréel, sans que personne puisse l’ensevelir » (II R IX, 10) [1] .
En effet, les chiens ont mangé Jézabel, épouse du roi Achab, avec une telle application qu’il ne resta de son corps que les pieds, le crâne et les paumes des mains (II R IX, 35). N’avait-elle pas elle-même provoqué ce terrible châtiment en réintroduisant le culte de Baal et en exerçant ainsi une influence néfaste sur son mari et sur ses enfants ? En y rapprochant Pr XXVI, 11 on est tenté de dire que Jézabel a renoué avec les pratiques cultuelles de son peuple tel le chien qui « retourne à son vomissement » et par conséquent est tombée dans le péché. Dans le cas de Jézabel, les chiens deviennent ensuite le symbole vengeur.
Dans la bouche des prophètes, les chiens peuvent donc être, le symbole du jugement vengeur de Dieu : « Tu lui diras "Ainsi parle le Seigneur : A l’endroit où les chiens ont léché le sang de Naboth, les chiens lécheront aussi ton propre sang" » (I R XXI,19). Les chiens symbolisent par conséquent un des instrument efficace de la colère de Dieu. Tous ceux qui sont indignes d’une sépulture honorable finissent manger par les chiens.
Dans le psaume LIX, le psalmiste compare ses ennemis, hommes sanguinaires, aux chiens. L’ennemi est tel le chien qui, le soir, quête de la nourriture en passant, s’il n’en a pas eu assez, « la nuit à geindre » (Ps LIX, 16) . Tel l’ennemi aussi, le chien a de la bave dégoulinant de sa gueule, et il « rôde » en meute autour de la ville (Ps LIX, 7) dont il est le gardien. L’appétit insatiable du chien est également attesté par le rédacteur d’Isaïe qui évoquent les chiens « au gosier vorace » et ne sachant jamais dire « Assez ! » (Es LVI, 11).
c) Le chien, ennemi dangereux
Les « pattes du chien » sont autant craintes par le psalmiste que la gueule du lion ou les cornes du buffle (Ps XXII, 21-22) ! Comme nous l’avons écrit précédemment, l’Israélite devait être hanté par le souvenir du chien guerrier, tel que pouvaient l’élever les Assyriens, voire les Egyptiens. On peut facilement imaginer les Juifs fuyant l’Egypte pourchassés par des meutes de chiens de gardes égyptiens. Le Dieu Yahvé n’hésite pas non plus à utiliser les chiens dans le dessein de nuire à ceux qui ne L’écoutent pas. Ainsi les chiens font-ils partie des "commandos", ordonnés par Yahvé, pour « traîner » (Jr XV, 3) ce "peuple de Jérusalem" qui « aime vagabonder » (Jr XIV, 10).
La multitude de chiens sans maître, laissés à eux-mêmes, errants et divagants dans les rues, ne contribue pas à l’image positive du chien. Mais au contraire, quand l’homme n’a rien à craindre, n’a pas d’ennemi, que tout est calme, même le chien devient docile et ne grogne plus. Cette absence de grognement est perçue à ce moment comme une « absence totale d’opposition » [2], une « image de la tranquillité totale » [3], la preuve d’un manque total d’ennemi.
d) Kèlèb comme métaphore (?) ou synonyme du serviteur/prostitué cultuel
Dans son article intitulé « Kèlèb : Homonym or metaphor ? », [4] discute de façon critique les définitions du mot kèlèb donnés dans le lexique de W. Baumgartner (éd. 1974) où l’on trouve : 1. l’animal -façon de boire : lqq ; 2. métaphoriquement -c) servant fidèle d’une personne de position plus élevée, voire d’un dieu ; -d) pédéraste (du temple). Margalith s’appuie d’abord sur les lettres d’El-Amarna et de Lakish où kalbu/kèlèb est employé non pas de manière métaphorique, mais comme synonyme de « serviteur ». C’est dans ce sens, argumente-t-il ensuite, que le mot kèlèb est utilisé dans l’Ancien Testament : « … it may be assumed that kalbu was not a metaphorical self-abasing use of the quadruped’s name, but simply a synonym of « slave ». It is that we find the word used in the Old Testament » [5] .
Que kèlèb désigne un être humain ressort clairement de II Sam IX, 8 et de II R VIII, 13 puis probablement de I Ch XVII, 19 et de I Sam XVII, 43. Margalith y ajoute 4 autres passages : Dt XXIII, 19 ; Jg VII 5-6 ; I R XI, 19 et I R XXII, 38. Les trois derniers cités utilisent non seulement le terme , mais aussi le terme « laper, lécher ». Contrairement à l’opinion générale, défendue entre autres dans le lexique de Baumgartner, Margalith démontre que ce verbe désigne non pas l’activité d’un chien, mais bien celle d’un être humain, en occurrence d’un serviteur humain. « lqq therefore is the mode of lapping used by slaves or servants, cultic or otherwise, from their cupped hands. It does not refer to the quadrupeds which eat or tear their prey » [6]. Pour Margalith, il ne s’agit donc pas d’une métaphore, mais bien d’un homonyme, le terme « chien » étant dans ces différents passages utilisé aux côtés du verbe « lécher ». Afin d’étayer sa thèse, Margalith s’appuie sur les noms akkadiens comme kalbi ou kalbiuku qui signifient dans ce contexte non pas un chien, mais bien plus un serviteur ! Ce serviteur reçoit une connotation particulière en Dt XXIII, 19 où kèlèb désigne un serviteur/prostitué cultuel. Le fait que Dt XXIII, 19 emploie aussi le terme zonah "(don d’une) prostituée" peut suggérer un lien avec I R XXII, 38 où ce terme (au pluriel) est utilisé parallèlement aux kelabîm "chiens" : avec Dt XXIII, 19 à l’arrière-fond, ces kelabîm pourraient être ici compris comme étant des serviteurs/prostitués cultuels ; le fait qu’ils "lapent le sang" serait alors peut-être un acte cultuel : « If we accept the opinion that the kelabîm were eunuch priests or perhabs even identical with the Galli of the Cybel cult (…), and if W.-F. Albright (…) is correct in believing that a Dionysiac type of cult existed in Israel at the time, it may well be that they dipped their hands in the sacrificial blood and thus drank it » [7].
La thèse de Margalith n’est pas reprise par Brunet qui soumet au lecteur d’autres conclusions. Pour lui, seul le passage du Deutéronome évoque le prostitué. Par conséquent il traduit le mot dans le passage du Deutéronome par « chienne », le sens premier étant pour lui celui d’« inverti sacré » : « Tu ne laisseras pas entrer dans la maison de YHWH… le cadeau d’une prostituée ni le salaire d’une chienne »J’utilise ici la traduction proposée dans l’article de Brunet puisqu’il s’agit de son opinion.. Brunet, au contraire de Margalith, partage l’avis comme quoi le terme chien, notamment dans le passage de Juges VII, 5 , symbolise un chien au sens métaphorique. Les deux auteurs cependant partagent l’idée -pour l’un, elle n’est qu’une fois présente dans la Bible, pour l’autre plusieurs fois- du chien comme synonyme de prostitué. D’après S. Schechter, cette appelation serait justifiée par la sexualité dépravée du chien : « The shamelessness of the dog in regard to sexual life gave rise to the name "dog" for the class of priests in the service of Astarte who practised sodomy » [8] . Les kelabîm étaient des prêtres-eunuques. Cette "abomination", comme le dit le texte biblique, réprimée par la réforme liturgique de Josias, a par la suite été « si bien cachée », qu’elle a été pratiquement oubliée par l’histoire. La conséquence en a été « qu’aujourd’hui d’excellents exégètes ont bien de la peine à comprendre de quoi la Bible a parlé » [9] .
Comment expliquer ces positions si négatives à l’égard du chien ? Nous n’en sommes à ce stade qu’à des suppositions. L’attitude des Egyptiens, idolâtrique à l’égard du chien, constitue certainement l’une des raisons principales du mépris de l’Israélite envers cet animal. Dans ce contexte et à ce sujet, la canadienne Stanley Coren, psychologue de formation, en vient à la même conclusion : « Die Götter von Feinden werden leicht zu Teufeln der eigenen Religion » [10] .
Stanlet Coren "Comment parler chien", chez Payot
Quant à l’attitude des Babyloniens, utilisant des chiens féroces dans les combats, elle constitue certainement une autre raison. Mais nous pouvons remonter encore plus loin dans l’histoire. Nous avons vu auparavant que le chien, aux temps préhistoriques, partageait plus ou moins les même « repas » que l’homme ; il était donc un sérieux concurrent pour l’homme. Tout comme le chien, l’homme mangeant de tout, notamment les restes de cadavres laissés par les fauves, l’homme formait au même titre que le chien un charognard. « Mit Gebrüll, Geheul und Stöckeschwingen vertrieben sie (=die Menschen) die Geier und Schakale, stürmten zu dem Kadaver, rissen Stücke von ihm herunter und rasten damit zur nächstgelegenen Baumgruppe, immer bereit alles fallen zu lassen und sich im Astwerk in Sicherheit zu bringen, falls eine der Grosskatzen zurückkehrte und sie bei ihrer Mahlzeit störte » [11] .
KOUDOURROU (= borne babylonienne) ou charte de donation du roi cassite Melishikhou (XII° s. av. JC). Pièce dorite d’une hauteur de 70 cm, trouvée à Suse, mais d’origine babylonienne. La plupart des grands dieux du panthéon mésopotamien sont représentés dans ce koudourrou : au sommet, Shamash, dieu-soleil, Sin, dieu-lune, puis Ea, dieu des eaux douces et des sources (symbolisé par le poisson-chèvre), Mardouk (shématisé par une bêche) et enfin sur le troisième niveau la déesse de la médecine Gula accompagnée par son chien… A noter ces deux types de représentations différentes ; dieux dont l’attribut est un animal (poisson-chèvre), dieux dont l’attribut est un astre (lune, soleil), cf. GUILLAIS Suzanne-Claire (dir), L’Orient ancien et l’Egypte, Collection « L’art du monde au musée du Louvre », Editions Carrere, Paris, 1987, p. 70.
L’homme, à ses débuts, chassait peu, ce qui rejoint l’hypothèse végétarienne [12] supposée dans l’Ancien Testament (Gn I, 29), car il n’avait pas le poids face à des adversaires si puissants que formaient le buffle, le bison, le mammouth, le daim ou l’ours. Il se nourrissait à plus de 80% d’éléments végétaux [13], ne chassant qu’occasionnellement du petit gibier. Les premiers hominidés, loin d’être de fiers chasseurs, n’étaient donc pas plus que de « timides voleurs » de charognes, peut-être encore moins intimidants et respectés dans le règne animal que le chien et la hyène [14], se déplaçant « rudelweise » [15] à l’exemple du chien, un de ses principaux concurrents.
Il nous reste à revenir à l’étude du texte biblique, car aux différentes descriptions synonymes d’un statut très négatif pour le chien, quelques rares passages évoquent le chien positivement.