Manger un animal ne va pas de soi - Corine Pelluchon

, par Pierre

« Peut-être qu’un jour l’humanité reconnaîtra que manger un animal ne va pas de soi »

La philosophe Corine Pelluchon s’interroge sur la souveraineté absolue que nous nous octroyons sur les autres vivants et prône, notamment, la suppression de l’élevage intensif.

Terraeco.net
Claire Bauddifier, 2015

Dans votre dernier ouvrage, Les Nourritures, vous parlez d’une amputation du goût dans notre société. De quoi s’agit-il ?

Le goût est une affaire de sens, de sensations et d’esthétique. Il est une dimension intermédiaire entre ce qui est sensuel et ce qui est spirituel. Les crises que nous vivons sont aussi des crises du goût, dans la mesure où elles concernent notre manière de nous penser dans la nature et de nous rapporter aux autres. De même, l’alimentation n’est pas seulement une façon de remplir un vide. Le fait de savourer les aliments et de savoir ce que l’on mange est important. Il y a un lien entre le sens et la saveur. Manger est un dire, qui témoigne du respect que l’on a de soi, de la nature, de la place que l’on fait aux autres – notamment ceux qui produisent ce que l’on mange.

Un retour de la question du goût dans nos vies irait-il de pair avec une meilleure prise en compte de la question animale, qui tient une place centrale dans votre réflexion ?

La vie de torture que nous imposons à des milliards d’animaux élevés pour leur chair ou leur peau, qui sont condamnés à la non-expression de leurs sens et rendus fous par leurs conditions de détention, est une des figures contemporaines du mal. Est-ce qu’une humanité qui aurait retrouvé le sens du goût accepterait les violences insoutenables que l’on inflige aux animaux ?

On sait tout cela. On a tous vu un reportage, lu un article sur les conditions de vie des porcs, sur les poulets entassés dans des cages…

On le sait, mais on fait comme si on ne savait pas. Pourtant, par nos styles de consommation, nous sommes complices de la vie diminuée que l’on impose à des animaux sensibles, qui ressentent le plaisir, la souffrance, la douleur et pour lesquels leur vie est aussi importante que la vôtre l’est pour vous. Ce qu’on leur fait en les privant de tout, alors que leurs besoins de base limitent notre droit d’en user comme bon nous semble, est une transgression majeure. Celle-ci en dit long sur nous, sur la souveraineté absolue que nous nous octroyons sur les autres vivants, sur le souci exclusif du profit qui explique aussi les catastrophes sociales et écologiques engendrées par un système capitaliste qui est le problème majeur.

Vous parlez, dans votre ouvrage, d’une « neutralisation de la pitié ».

La pitié n’est pas la morale, seulement le commencement et la condition de celle-ci. La pitié est l’identification à tout être sensible qui souffre inutilement. La manière dont nous nous protégeons pour ne pas souffrir de la souffrance des bêtes est une neutralisation de la pitié. Je pense toutefois que nous sommes meurtris inconsciemment par cela.

On manque de respect envers les animaux ?

C’est certain. On ne les respecte pas, on enferme dans des cages des renards et on pratique l’électrocution anale pour préserver leur fourrure ! On mange aussi des animaux qui sont des bébés – 180 jours pour les cochons de viande, quelques semaines pour les poulets. Ce sont surtout les conditions de détention et d’abattage des animaux, plus que le fait d’être ou non végétarien, qui accusent une société ne respectant ni les animaux, ni les éleveurs.

Vous répétez que les éleveurs ne doivent pas pour autant être culpabilisés.

Ils sont aussi victimes de l’élevage industriel, comme les agriculteurs le sont d’une agriculture hors-sol. Les éleveurs industriels ne sont pas heureux. Ils doivent se plier à des normes extérieures, les zootechniciens leur disant quand réformer un cochon (le destiner à l’abattage, ndlr), par exemple. On ne s’appuie plus sur leur bon sens. L’éleveur traditionnel savait quand son animal allait bien ou pas. Au nom de la course au profit, on a transformé l’élevage en production industrielle et détruit le sens de cette activité. Condition animale, organisation du travail et justice sociale sont étroitement liées.

Que doit-on faire ? Supprimer l’élevage intensif ?

L’élevage intensif, la fourrure et le foie gras, qui n’impliquent que de la souffrance, devraient être abolis. Si l’on met de côté les intérêts de l’industrie agroalimentaire – et l’influence des lobbys –, ces propositions pourraient faire l’objet d’un consensus démocratique réunissant à la fois les véganes (végétariens qui ne mangent et n’utilisent pas de sous-produits animaux, lait, miel, laine, cuir, etc., ndlr) et les carnivores, car sur le plan politique il s’agit de trouver des accords sur fond de désaccords.

L’élevage extensif est donc, en quelque sorte, un moindre mal ?

Le retour à l’élevage extensif, à condition qu’il fasse l’objet d’une décision politique et que l’on aide les éleveurs, serait une bonne chose pour les animaux comme pour les hommes. Il n’est jamais neutre et anodin de tuer un animal qui voudrait vivre, surtout quand on sait qu’on peut se nourrir autrement qu’en faisant couler le sang des bêtes. Mais quand l’animal est élevé dans des conditions décentes, qu’il a de l’espace, peut exprimer ses besoins éthologiques et même ses préférences, c’est déjà mieux et c’est si rare aujourd’hui – notamment pour les cochons et les poulets, puisque environ 90% d’entre eux sont élevés dans des fermes usines.

Vous n’êtes donc pas pour une abolition totale de l’élevage ?

Personnellement, si. L’animal a un droit à vivre, à exister. Pour moi, manger un animal ne va pas du tout de soi et peut-être un jour l’humanité reconnaîtra-t-elle cela, mais on n’en est pas encore là. Et, sur le plan politique, il n’est pas possible de l’imposer à ses concitoyens, sinon par la force. Or, je suis pour la délibération démocratique. Cependant, mon livre fait de l’amélioration de la condition animale une des nouvelles finalités de l’Etat.

Cela implique forcément une diminution de notre consommation de viande ?

C’est évident ! Mais si nous prenons l’exemple de nos grands-parents, on voit qu’ils mangeaient de la viande seulement deux ou trois fois par semaine. La consommation journalière de viande n’est pas bonne pour la santé. Par ailleurs, quand on prend conscience qu’il existe d’autres plats de résistance que la viande et qu’on sait remplacer les protéines animales par des protéines végétales, on cuisine autrement, mieux et on mange de manière plus variée.

Pourtant, avec 3% de végétariens en France (d’après un sondage que Terra eco avait réalisé en juin 2012), la condition animale ne semble pas l’affaire de tous.

Arrêter de manger de la viande, c’est rompre avec quelque chose d’archaïque dans la civilisation, qui a toujours sacrifié les animaux. C’est une remise en question très profonde de notre tradition. De plus, la consommation de viande a été attachée à un certain prestige, à l’idée de la richesse et du luxe. C’est aussi pour cela que les gens en consomment, y compris dans les pays émergents. Le désir de viande est une construction sociale, liée à un marketing, qu’il faut déconstruire, car il n’est pas forcément lié à des impératifs de santé. J’ai toutefois le sentiment que les jeunes mangent moins de viande et surtout qu’ils sont sensibles à la condition animale. L’idée est d’accompagner cette évolution par des connaissances. Quand je suis devenue végétarienne – il y a douze ans –, j’ai appris à cuisiner. Sans ce savoir et cet apprentissage, l’alimentation non carnée est triste et peut être néfaste pour la santé. Mais ce savoir est également une nourriture, car on découvre beaucoup de choses et on se sent mieux quand on a le sentiment de vivre en conformité avec ses principes, en faisant le moins de mal possible aux animaux.

Pourquoi mange-t-on du poulet et protège-t-on les gorilles ? N’a-t-on pas, consciemment ou non, établi une classification des êtres ?

L’humanité s’est instituée en se séparant des autres vivants. Elle a dressé une frontière entre ceux que les humains mangent et dont la mise à mort n’est pas considérée comme un meurtre et les autres. Il y a, en outre, une séparation entre les animaux de compagnie et ceux qu’on appelle les animaux de rente. Ces frontières et ces classifications sont arbitraires. Elles conduisent aussi à penser que les animaux qui sont davantage comme nous (comme les singes) auraient plus de droits que ceux qui le sont moins (comme les poulets). Mais l’essentiel est de faire en sorte que de plus en plus d’humains fassent entrer les animaux, quels qu’ils soient, dans la sphère de leur considération, qu’ils sachent et qu’ils disent que l’on ne peut pas faire n’importe quoi de ces êtres sensibles.

Comment fait-on rentrer la question animale dans le champ du politique ?

J’évite de faire de la question animale un îlot éthique, en la cantonnant à la réflexion sur le statut juridique et moral des animaux. Il s’agit d’intégrer l’éthique animale et la question de la justice envers les animaux à une réflexion plus vaste sur notre justice et sur le type de démocratie que nous sommes en train de construire

Vous appelez à la création d’une troisième chambre. Qu’est-ce précisément ?

Dominique Bourg (philosophe, ndlr) avait appelé à créer une troisième chambre non élective qui examinerait les lois – sans en proposer – et qui veillerait à ce que le long terme ne soit pas éclipsé pas les intérêts immédiats. Elle serait composée de personnes qui se seraient illustrées dans des associations et institutions écologiques. Je propose, dans le prolongement de cette chambre, une Assemblée du long terme et des vivants. L’idée est que cette dernière veille à ce que soient pris en compte la protection de la biosphère, le souci des générations futures et l’amélioration de la condition animale. Toutes les lois seraient examinées avec un volet environnemental et social qui évaluerait les conséquences qu’elles auraient sur la biosphère Dans le contrat social que j’élabore, les générations futures et les autres vivants, donc les animaux, s’invitent à la table des négociations, si je puis dire, même si seuls les hommes actuels sont des membres contractants. Car dès que je mange, je suis en contact avec les autres hommes et les vivants. Ainsi, chaque société va décider avec ses propres contraintes (financières, culturelles) de la manière dont elle travaillera à améliorer la condition des bêtes, puisque les intérêts des animaux entrent dans la définition du bien commun, mais que chaque société décide de ce qu’elle est prête à faire. Le contrat social est normatif : il énonce de nouveaux principes et des critères de la justice. Ensuite, chaque société les interprète à sa guise.

Les gens y seront-ils sensibles, à l’heure où l’on parle essentiellement de la crise économique ?

Il est normal qu’en période de crise économique les questions prioritaires soient l’emploi, le pouvoir d’achat. Les questions liées au terrorisme, à la sécurité sont également pressantes. C’est pour cela que cette troisième chambre veillera à ce que, malgré tout, le volet environnemental et animal ne soit pas éclipsé. —