Les animaux comme précurseurs de l’homme, Jean François Holthof

, par Estela Torres

Intervention de Jean-François Holthof, moine de Cîteaux, vivant à l’Ermitage de Saint-Eugène (Ardèche)
Assises Chrétiennes de l’Ecologie, St Étienne, août 2015
Forum sur l’animal

Il est nécessaire de dire des choses anciennes et des choses nouvelles. Des choses anciennes car elles ont été oubliées ou déformées. Des choses nouvelles car la crise présente oblige à découvrir ce qui peut être encore implicite dans la révélation. Je dis bien crise car la situation présente des animaux a quelque chose d’apocalyptique au sens de dévoilement des profondeurs et de surgissement du démonique.

Simon Tookoome, I’m always thinking about animals

Pourquoi la théologie doit-elle se préoccuper des animaux ? C’est pour obéir au commandement du Seigneur d’évangéliser toute la création. S’il dit à toute la création c’est que les hommes y sont inclus. Mais si l’évangile n’est pas annoncé à toute la création il ne le sera pas non plus aux hommes. Il n’est plus temps de dire Que sert à l’homme de gagner le monde entier s’il vient à perdre son âme mais de dire que sert à l’homme de sauver son âme s’il vient à perdre le monde car en fait l’homme a rendu l’âme, comme je le dirai tout à l’heure. L’évangélisation passe aujourd’hui par une réintégration de l’homme dans la création. Je mets donc cette intervention sous le patronage des 4 Vivants qui sont autour du trône de Dieu, à figure de lion, d’aigle, de taureau et d’homme, qui sont à juste titre les figures des 4 évangélistes.

La première chose à affirmer sur les animaux, c’est que, comme l’expose le récit des jours 5 et 6 du premier chapitre de la Genèse, les animaux sont précurseurs de l’homme. Non pas en un sens évolutionniste qui ferait des animaux le passé de l’homme et resterait impuissant pour fonder une éthique à leur égard. Les animaux précèdent l’homme en un sens ontologique et prophétique. Il y a une correspondance entre le 3° et le 6° jour qui permet de dire que l’homme est enraciné dans les animaux terrestres comme les plantes le sont dans la terre. Il en résulte que les animaux ont leur propre consistance et ne se définissent pas par ce qui leur manquerait pour être des humains. Ils sont posés dans leur être avant que l’homme n’apparaisse.
Il en résulte surtout que ce qui arrive à l’animal arrive à l’homme peu de temps après. Historiquement, les abattages industriels précèdent de peu les grands massacres humains du siècle passé. Les manipulations sur les animaux et leur reproduction sont vite suivies de manipulations identiques sur les humains. Et je vous propose de réfléchir un instant à ceci : Animal et âme signifient la même chose. Un animal, un homme ou un autre animal, est un être animé, une âme vivante. Or il y a concomitance entre, d’une part, l’effacement des animaux, leur réduction à du matériel biologique, la réduction de leur engendrement béni par Dieu à un mode de production industrielle et l’effacement de l’âme chez les philosophes aussi bien que chez les prédicateurs, d’autre part. Presque plus personne ne parle en effet de l’âme, le mot s’est éclipsé de l’usage sans que personne n’y fasse attention.

Pourtant, ce qui est propre à l’homme et aux animaux, c’est d’être une âme vivante. Pas une corporéité animée mais l’âme d’un corps. Il sera impossible de formuler une éthique animale si elle n’est pas supportée par une âme, qui est trop effacée aujourd’hui pour que l’on puisse fonder une éthique animale commune.
Le dialogue est difficile aujourd’hui avec la philosophie car celle-ci est devenue amnésique. Elle a décidé que tout commençait avec Descartes, ’autorisant éventuellement un rappel d’Aristote mais rien de ce qu’il y a entre les deux. 2000 ans de pensée ont comme disparu. Ainsi coupée de sa propre histoire, la philosophie s’épuise tantôt à chercher un propre de l’homme, tantôt à l’annihiler, incapable de s’apercevoir que l’enracinement de la créature humaine dans les animaux est ontologique. Le dialogue avec la théologie supposerait une métaphysique mais aujourd’hui la philosophie n’est plus en situation métaphysique.

Mais dans ce forum, il s’agit d’éthique. Or l’éthique chrétienne découle de la grâce et celle-ci de la Passion du Christ. Le Christ n’est pas mort pour les bêtes, qui n’en ont pas besoin car innocentes, mais il est mort comme une bête, comme les bêtes de sacrifice, et même d’abattoir, étaient mortes avant lui. Au niveau de la seule nature, de l’âme, il ne subsiste pas vraiment de différence fondamentale entre l’homme et les animaux. Mais au niveau de la grâce, il y en a une qui apparaît en ceci : le sacrifice du Christ, seule source de grâce pour nous, a été préfiguré par le sacrifice d’animaux, ce qui signifie que les animaux sans péché ont pu valoir un temps, en vue d’une sanctification extérieure, pour l’homme pécheur, être offerts à sa place et cela jette une lumière nouvelle sur la profondeur de la solidarité entre l’homme et les animaux. Il en résulte au plan éthique que le comportement envers les animaux de l’homme soumis à la grâce sera tel que lorsque se pose la question de leur enlever la vie, il devra s’agir d’une action de caractère sacerdotal (Gn 9, on sépare le corps et le sang même si c’est pour manger).
Il ne sera possible de supprimer une vie animale, si cela est nécessaire, que comme un acte sacerdotal, personnel et réfléchi, accompagné de repentance, en accord avec l’alliance de la grâce réconciliatrice, ce qui fait apparaître le caractère démonique de toute action de type industriel, de masse, totalitaire dans la mesure où les acteurs qui y sont engagés voient le sens de leur travail leur échapper et do:ivent suspendre leur jugement sur ce qu’ils font. Ce démonique se manifeste aujourd’hui dans les destructions qui ôtent aux animaux leur dignité d’âmes vivantes, d’animaux. Ils impliquent les humains qui participent à ces opérations de masse, exige leur insensibilisation, la perte de leur âme.

Soutine

Ce qui se passe relève alors du démonique qui possède des collectivités entières. La profondeur de la solidarité entre les animaux et l’homme, fondée à la création et qui ré-apparaissait avec le début de l’alliance de grâce, se disjoint de la clarté de la forme créatrice pour devenir destructrice. Les expérimentations sur les animaux menée en vue du bien-être de l’homme sont des répliques monstrueuses des sacrifices bibliques. Il s’agit non plus de l’animal offert à la place de l’homme pour la réconciliation de celui-ci avec Dieu, mais de la défiguration de l’être créé des animaux avant que l’homme ne se trouve en retour amputé de son âme.
L’état de grâce seule peut s’opposer au démonique et dans le contexte de ce forum il sera question du droit des animaux. Or, peut-il exister un droit de la grâce ? Les lois humaines ne sont pas bonnes en elles-mêmes et peuvent souvent s’opposer à la grâce. Certes, un droit concernant les animaux qui n’est pas d’invention humaine existe dans la loi de Moïse avec ses prescriptions juridiques relatives à la sainteté, ce qui atteste qu’il existe entre humains et animaux une communauté de salut qui n’est pas seulement d’être tous des âmes vivantes. Mais aujourd’hui, le droit des animaux tel qu’il est promu par divers auteurs est comme une extension des droits de l’homme, avec la mise en œuvre des stratégies de rupture qui ont servi pour d’autres domaines. Et cette démarche relève peut-être plus du démonique que de la grâce. Plutôt que d’étendre à tout vivant les droits de l’homme, extension qui se retourne contre les humains les plus faibles, il serait préférable de redresser le sens des droits de l’homme qui en s’éloignant de leur fondement naturel favorisent le nihilisme, la destruction. En soi il n’est pas impossible d’étendre le droit naturel à tous les êtres animés et des suggestions ont été faites pour que les êtres vivants soient représentés dans les instances de décision (cf Bruno Latour).
Mais il faudrait aller au-delà de la position actuelle de la théologie morale qui traite des animaux au chapitre du 7°commandement de ne pas voler (cf le catéchisme), c’est-à-dire en tant que bien commun, ce qui est déjà un progrès par rapport à l’appropriation individuelle. Mais il faudrait revenir au fondement, à savoir les deux premiers chapitres de la Genèse, pour rétablir un devoir d’intégrité de la création et de la grâce.
Pour conclure je dirai qu’il y a un autre commandement qui concerne les animaux et qui est oublié, c’est le deuxième (ou premier selon les listes), qui prescrit de ne pas représenter les êtres vivants, terrestres ou célestes. Les animaux indiquent en effet des limites posées par Dieu dans sa création, limites que l’homme doit respecter à ce titre là aussi, comme signes du divin capables d’indiquer le mystère de Dieu, comme à la fin du livre de Job où la description d’animaux constitue une part de la réponse de Dieu à Job. Les animaux sont une frontière et les détruire ou les chosifier conduit les humains à leur perte au même titre qu’une idolâtrie, alors que les respecter ouvre une voie de réconciliation de l’homme avec ses origines et avec son Créateur.

Pistes pour un travail commun sur des questions concrètes :

  • La chasse qui telle qu’elle est organisée en France est devenue un fléau. Elle est intéressante car au carrefour de deux questions traitées séparément : la biodiversité et la souffrance animale.
  • La corrida, clairement rejetée par le Magistère, mais qui a bénéficié de complaisances ecclésiales au plan local.
Sue Coe

Les 5 propositions théologiques

1 – Les animaux sont précurseurs de l’homme

2 - La domination de l’homme sur les animaux relève de la grâce (pas de la nature).

3 - Les animaux sont l’âme de leur corps en vertu de l’Esprit créateur.

4 - On ne peut tuer un animal qu’en faisant appel à la grâce réconciliatrice de Dieu
La mise à mort d’un animal n’est possible que dans le cadre du respect le plus profond, comme un acte de repentance, de reconnaissance accompli par le pécheur. Elle est une action sacerdotale de nature eschatologique ». Sinon elle ouvre la porte au démonique.

5 – Le premier commandement pose les animaux comme une limite dont le respect conduit à l’adoration et la violation à l’idôlatrie.

Note sur le concept de démonique repris de Paul Tillich.

Le démonique apparaît d’abord à propos du sacré. Le démonique est le contre-divin sacré et ne correspond pas nécessairement à une objectivation de la figure du démon. Il réalise comment ce qui est constructif devient destructif. Il puise sa force de ce qu’il contredit. Il conteste la loi en se présentant au nom de la loi. En lui la réalité s’oppose au divin qui la porte.

Dans la créature, profondeur et clarté, abîme et fondement, peuvent se séparer. La créature peut vouloir s’emparer de l’inépuisable profondeur divine et c’est par là que la puissance créatrice qui agit en elle et la soutient peut, à cause d’elle, devenir destructrice. Il y a création là où la profondeur et la forme, la clarté, sont unies dans un être et il y a destruction là où la profondeur se manifeste et brise la forme.
L’inspiration démonique voit plus loin que la positivité rationnelle, elle voit le divin comme objet d’angoisse, comme ce qu’elle ne peut aimer et auquel elle ne peut s’unir.

Le concept de démonique a une importance dogmatique telle qu’il ne vient pas en parallèle avec un traité des anges ou du péché comme quelque domaine localisé mais comme concernant toutes les parties de la théologie. C’est un concept tiers qui déborde les dualités entre sacré et profane, forme et matière, rationnel et irrationnel, dualités dans lesquelles ont été formulée la doctrine des anges et des démons dans la scolastique.

Le démonique est le surgissement de ce qui est en même temps créateur (cf le daimon des Grecs, force géniale et productrice) et destructeur. C’est l’irruption, contraire à la forme créée, du fondement créateur des choses. Comme une énergie qui refuserait la forme donnée par le créateur.

Ce démonique n’est pas pur néant (comme l’est le démoniaque selon Barth) car il n’aurait alors aucune possibilité d’existence. Il n’est réel que dans une « forme déformée", collective ou personnelle. Il n‘apparaît pas d‘abord dans la décision personnelle mais a le caractère d’une puissance supra-personnelle et ainsi se réalise plutôt en tant que « possession ». Les phénomènes de masse en sont typiques, en ce sens qu’ils empêchent les choix libres en conditionnant les personnes de sorte qu’elles ne peuvent plus rien dominer même si l‘illusion de pouvoir choisir leur est donnée (exemples de la société de consommation, de la culture de mort, des structures de péché). En fait, à ce niveau, l’état de possession ne s’oppose pas à la liberté mais à l’état de grâce. Celui-ci est en effet aussi surgissement de la profondeur créatrice mais en tant que création nouvelle où la nature et la grâce sont unies (à moins que l’on ne dise que la grâce originelle de la création est renouvelée). Le paradoxe de la possession est analogue à celui de la grâce : à savoir l’assujettissement à une puissance qui n’est pas naturelle mais qui provient de la profondeur qui supporte la nature.