Victime de la rue
Qui était-il, ce chat ?
Qui était-il, ce chat ? D’où venait-il ? Quelle avait été sa vie ? Et combien sont-ils, comme lui, à finir agonisants, dans un coin de rue, sous un tas de gravats, épuisés même trop pour avoir encore mal, pour avoir encore peur ?
Lorsque G. m’a appelée, je rentrais des courses. J’étais contente. Il faisait un peu frais, mais le soleil se donnait du mal pour briller et faire oublier que l’automne était en marche. Au seul son de sa voix, j’ai compris que la récré était finie... Elle m’a raconté, vite, cet animal souffrant, son aspect atroce... Devant chez elle... Elle ne savait que faire... N’osait pas même le toucher... Avait peur qu’il ne s’enfuît...
Oubliée, la douce journée d’automne, oubliées les courses dans le cabas, l’herbe à tondre, les chiens à balader. Lorsque je l’ai vu, j’ai compris que G. n’avait pas surestimé la gravité de son état. L’œil gauche sortait de l’orbite. Mais était-ce un œil ? Il était d’une maigreur extrême, sous un pelage qui avait dû, dans un temps plus ou moins lointain, être doux et soyeux, un pelage dont on devinait les nuances de roux tigré et blanc. Un blanc devenu si sale... Un poil mi-long, et un visage qui avait dû être si joli...
Pourquoi était-il venu dans cette rue pour y mourir ?
Ne pouvait-il pas rester terré dans son trou, plutôt que de nous montrer l’extrême détresse à laquelle nous, les hommes, nous l’avions condamné ?
Ne peuvent-ils pas, tous, mourir en silence, se cacher, et cesser de nous mettre devant notre bassesse, notre indifférence, notre égoïsme, notre stupidité crasse ?
Qui était-il, ce pauvre chat ? Je l’ai pris dans mes bras, il ne s’est pas défendu. N’a pas cherché à s’enfuir. Il était si fragile. Il ne pesait pas plus que le poids de sa vie abîmée, minuscule. Un souffle. Etait-il né dans la rue ? Toute sa vie avait-il eu à se battre contre la faim, la soif, le froid, les parasites ? Avait-il eu tout le temps peur ? Les dangers sont légion : les roues des voitures ; l’ennemi héréditaire : le chien ; la maladie ; la méchanceté et la bêtise...
On pense qu’il y a en France environ 8,5 millions de chats "de maison", et à peu près autant de chats dans la rue... Souvent, ceux-ci sont passés de l’une à l’autre. Le voyage s’effectue aussi dans l’autre sens, plus rarement cependant. Ils se reproduisent, en vrac, comme le font tous les animaux, nous compris. Mais il n’y a pas de place pour eux. Nous ne leur en avons pas laissé.
Le vétérinaire nous a dit : "Vous voulez la vérité ? Il a une tumeur derrière l’œil. Les vers s’y sont déjà installés. Je ne comprends pas comment il a pu faire pour se déplacer. Il est déjà presque desséché. Les chats sont incroyables : ils ont une résistance hors du commun." Dommage pour eux... Il lui a fait une première injection de somnifère, et puis il est sorti. Je caressais cette petite chose pleine de tristesse, de malheur et de vermine. Et je lui parlais. Il s’est mis à ronronner. Il savait bien que tout s’arrêtait là, sur cette table lisse et froide. Il s’est endormi, et le peu de vie qui lui restait a été emporté dans ses rêves... Lorsque le vétérinaire est revenu, son petit cœur de rien ne battait plus.
Depuis combien de semaines, combien de mois, cette bête à chagrin survivait-elle avec ces choses immondes qui la dévoraient vivante ? Quelles souffrances, quelles terreurs a-t-elle endurées ? Ce n’était qu’un pauvre petit chat. Quel âge avait-il ? Qui était-il ?
Dans la rue, on ne vit pas longtemps. trois ou quatre ans, c’est déjà un âge canonique. Il faut se battre tout le temps pour échapper à la mort. Et la mort, finalement, ce n’est rien.
On ne dort jamais que d’un œil. Toujours sur le qui-vive. Un peu comme les animaux sauvages, sauf qu’eux, depuis des générations, ils savent de façon innée ce qu’il faut faire et ne pas faire... Enfin, ça nous réconforte de penser qu’ils sont libres donc heureux. Mais moi, je crois que c’est un peu plus compliqué que cela.
Mais les chats, les chiens... Tous ces animaux que nous avons domestiqués depuis des milliers d’années, et qu’aujourd’hui nous abandonnons... Eux, ils ont du mal à survivre. Ils restent dans notre sillage, espérant un regard, peut-être. Peut-être plus.
Il y a autour de nous, silencieuses et furtives, des millions de vies mutilées, saccagées, des millions de souffrances et de terreur. J’en tiens pour responsables tous ceux qui ne veulent ni voir ni savoir. Tous ceux qui pourraient, par des gestes simples, des décisions élémentaires, apporter un début de solution à toute cette misère, une ébauche de soulagement pour ce petit peuple martyr. Et qui ne le font pas. Parce que ce serait déchoir que de s’occuper du sort des bêtes. Parce qu’il y a "d’autres priorités". Mais il y aura toujours "d’autres priorités"...
Jeph Barn.
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