Les philosophes ne peuvent plus ignorer les extraordinaires découvertes de l’éthologie
Elisabeth de Fontenay
Philosophe – Maître de conférences émérite de philosophie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Posté le 16 février 2014 par admin - Colloque Ecolo-Ethik – Nous et l’Animal - Sénat 7 février 2014
La tradition philosophique avec l’aide et même sans l’aide de la théologie porte une lourde responsabilité dans l’abaissement et la maltraitance des animaux. Ce ne fut pas seulement, en effet, la faute de la pensée spiritualiste, celle qui réserve le logos, la raison à l’homme mais aussi celle de la pensée matérialiste, du marxisme par exemple, qui considère que l’action transformatrice, l’action prométhéenne différencie radicalement les hommes des animaux les plus intelligents
La plupart des philosophes ont forgé d’âge en âge un mur de séparation entre les vivants, ils ont opposé l’existant humain au seulement vivant animal, et ils ont érigé l’homme en propriétaire jouissant du droit d’user et abuser de tout ce qui n’était pas lui. Cette tradition dominante a inventé le propre de l’homme, sorte d’enflure, de boursouflure métaphysique. Elle a le plus souvent fait émerger le concept d’animalité pour stigmatiser tout qui est d’ordre non conscient, non libre, non réfléchi, en faisant une sorte de contre-épreuve à ce qui constitue le propre de l’homme. A une exception près, il faut le reconnaître, celle des sceptiques et des empiristes. Car les matérialistes eux-mêmes n’ont pas su donner un statut à l’animal qui soit à la hauteur de leur volonté de désillusion, sans compter que beaucoup de ceux qui se croient tels aujourd’hui succombent à l’insupportable sous-darwinisme qui consiste à souligner une certaine cruauté de l’homme, partie de la nature et animal dans la jungle.
On peut énumérer en vrac les fameuses compétences proprement humaines. Au commencement du commencement, l’homme a été “ créé à l’image et à la ressemblance de Dieu ». Puis il dispose du langage et de la raison. Mais on a pu dire aussi qu’il pensait parce qu’il avait des mains. Dans la suite des temps, du reste, l’anthropologie a volé au secours de la métaphysique : il fut alors question de station verticale, de feu, d’écriture, d’agriculture, de mathématiques, de philosophie bien sûr, de liberté, donc de moralité, de perfectibilité, d’aptitude à imiter, d’anticipation de la mort, d’accouplement de face, de lutte pour la reconnaissance, de travail, de névrose, d’aptitude à mentir, de débat social, de partage de nourriture, d’art, de rire, d’inhumation…
Or les philosophes ne peuvent plus désormais, sauf à céder à l’enflure rhétorique et à ignorer les extraordinaires découvertes de l’éthologie, opposer la nature et la culture, l’inné et l’acquis, l’homme et l’animal. C’est d’abord de Darwin que le coup est venu, par la révélation de la continuité entre les vivants à travers les bifurcation de l’histoire évolutive, et surtout par la critique radicale de l‘anthropocentrisme puisque force est désormais de constater scientifiquement que le processus de l’évolution des espèces ne va nulle part, qu’il est un mélange de hasard et de nécessité, et que l’homme n’est donc aucunement un couronnement mais, comme les autres espèces, un accident. Freud a parlé de la blessure narcissique infligée à la vanité humaine et il n’est pas sûr que l’histoire de la philosophie ait vraiment intégré cette atteinte irréversible au propre de l’homme, sauf, peut-être chez Nietzsche. Les travaux de la génétique, ceux de la paléoanthropologie, de la primatologie et de la zoologie auront donc pulvérisé la plupart de ces îlots de certitude, et ridiculisé cette émulation fanfaronne, ces prétendues preuves des incomparables compétences humaines.
Et pourtant, malgré cette mise en cause, j’ai continué a faire de la philosophie, à lire et relire les grands auteurs de cette tradition européenne qu’on appelle continentale pour l’opposer à la pensée anglo-saxonne qui puise à de toutes autres sources. Les relire pour déconstruire leurs systèmes d’oppositions implicites, pour retrouver comment a fonctionné et fonctionne encore cet abaissement de l’animal et pourquoi on a longtemps fait silence dans les établissements d’enseignement sur les penseurs qui disaient tout autre chose du rapport non de l’homme à l’animal mais des hommes aux animaux.
Il ne s’agit pas tant alors de critiquer les discours humanistes que de les déconstruire. La déconstruction, pour Jacques Derrida, ne consiste pas à dissoudre ou à détruire, mais à analyser les structures sédimentées, les articulations rigides du discours philosophique dans lequel nous baignons, ces structures toute pensées qui nous formatent par l’intermédiaire de la langue, et que nous répétons sans savoir ce qui parle à travers nous. Mon ancrage reste donc, avec Derrida, dans la tradition de la pensée occidentale et dans sa mise en cause de l’intérieur. Les animaux ont tout à gagner de la dislocation de ces discours qui ont prétendu légitimer leur abaissement. « Ce qu’ils appellent un animal… Je vous dis « ils », pour bien marquer que je me suis toujours secrètement excepté de ce monde-là et que toute mon histoire, toute la généalogie de mes questions, en vérité tout ce que je suis, pense, écris, trace, efface même, me semble né de cette exception et encouragé par ce sentiment d’élection. Comme si j’étais l’élu secret de ce qu’ils appellent les animaux. » C’est un philosophe qui prononce ces mots, et ce n’est pas rien !
Dans une même perspective, marquée par l’influence de la phénoménologie, Florence Burgat a écrit un grand livre de philosophie, Une autre existence, La Condition animale dans lequel elle montre comment les philosophes de l’existence, notamment Sartre et même Emmanuel Levinas, loin d’avoir rompu, sur cette question, avec le rationalisme essentialiste de la philosophie classique, ont renforcé l’abaissement de l’animal en lui refusant le sentiment de son existence. Si l’on pense l’organisme, dit-elle, non plus en tant que machine mais en tant qu’organisation, on comprend que le sens biologique est autre chose que l’ensemble des parties d’un animal, qu’un animal est doué de subjectivité et de personnalité, qu’il relève d’une biographie et surtout qu’on ne peut pas le déclarer simplement vivant car, ne serait-ce que dans l’angoisse, il fait, bel et bien, l’expérience de son existence, ces analyses ne valant évidemment que pour les mammifères et sans doute aussi pour les vertébrés.
Maintenant, je me pose avec insistance la question de savoir comment éviter au matérialisme de glisser dans les dérives continuistes, naturalistes, positivistes, réductionnistes. Si ces tentatives suscitent – et tout particulièrement le programme de naturalisation de l’esprit- un profond rejet de ma part, c’est que malgré tout, une une certaine pensée de l’exception humaine ne m’est pas étrangère. Mais elle n’a rien voir avec la métaphysique du propre de l’homme, car la raison, l’autonomie, la liberté, l’activité, telles sont les valeurs exclusives de l’humanisme que le rejette. Ce que j’ai toujours tenté de privilégier philosophiquement, ce sont les vivants qui sont du côté de la passivité, de la vulnérabilité, du dénuement, du silence. Et si l’on fait apparaître sur la scène publique, – philosophique et politique – la fragilité de tous ceux, de tous ceux, humains et animaux, qui ne peuvent pas se défendre, on élargit le concept de tutelle, ce qui permettra d’assumer de façon non pas seulement compassionnelle mais respectueuse de tous les vivants : homo sapiens n’étant plus « comme maître et possesseur de la nature », pour reprendre le mot de Descartes, mais responsable et protecteur. Car, s’il doit y avoir une singularité indéniable de l’homme, c’est bien dans la responsabilité qu’elle réside : la responsabilité est l’unique concept éthique auquel je puisse me rallier sans réticence parce qu’il prend en charge les animaux aussi.
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Publié dans Intervenants Colloque Nous et l’Animal