REVUE RSDA
Voix chrétiennes pour les animaux Estiva Reus
SOURCE : https://www.revue-rsda.fr/articles-rsda/7626-voix-chretiennes-pour-les-animaux
Recension de : Éric Charmetant et Estela Torres (dir.), L’Église et la cause animale – Vers une théologie chrétienne des animaux, Éditions Facultés Loyola Paris, 2024, 396 p., 24 € [1].
Le Dieu trinitaire aime-t-il les animaux ? Les sauvera-t-il ? Quel comportement envers eux attend-il des humains ? Seuls des chrétiens peuvent juger ces questions pertinentes. Toutefois, le regard sur les bêtes qu’encourage à porter le christianisme – première religion mondiale [2] – ne peut laisser indifférents les non-chrétiens préoccupés par le sort des animaux. C’est pourquoi L’Église et la cause animale peut intéresser différents publics.
Il s’agit d’un recueil issu d’un colloque et de trois journées d’étude qui rassemble les contributions de vingt auteurs, tous soucieux de voir la chrétienté se pencher davantage sur la question animale, et – pour ceux d’entre eux qui se prononcent – de voir évoluer les pratiques vers une moindre violence envers les bêtes [3]. La plupart de ces auteurs sont universitaires ou docteurs, avec une dominante de diplômés en théologie. La plupart (peut-être tous) sont chrétiens.
Il est notable que des catholiques soient à l’origine de ce recueil et signent la majeure partie des contributions. En effet, jusqu’à présent, ce sont surtout des penseurs issus de mouvances protestantes qui ont œuvré à bâtir une théologie plus favorable aux animaux. L’Église et la cause animale comporte néanmoins un chapitre rédigé par un orthodoxe (Pietro Chiaranz) et trois chapitres signés par un protestant (David Clough). Ce dernier est un acteur majeur de la réflexion chrétienne sur les animaux menée au XXIe siècle [4].
On ne saurait fournir en peu de lignes un compte rendu d’actes de colloque qui rende justice à chaque contributeur. Une consultation du sommaire de l’ouvrage permettra de se faire une idée de la diversité des thèmes abordés. Pris dans leur ensemble, les chapitres du volume concourent à dresser un état des lieux de la pensée chrétienne à propos des animaux dont on cherchera ici à dégager les grandes lignes.
L’Église a encouragé le mépris et l’exploitation des animaux
Des intellectuels de renom ont proposé une histoire des idées dévaluant les animaux dans laquelle l’Église et le christianisme ont clairement le mauvais rôle. Que l’on songe à ce qu’en dit Peter Singer au chapitre 5 de La Libération animale [5] ou Renan Larue au chapitre 2 du Végétarisme et ses ennemis [6]. On pourrait soupçonner ces auteurs d’avoir noirci le tableau parce qu’eux-mêmes sont athées. Cependant, les défenseurs chrétiens des animaux parviennent à peu près aux mêmes conclusions, du moins s’agissant du rôle de l’Église. Ceux qui s’expriment à ce sujet dans L’Église et la cause animale ne font pas exception.
Le volume s’ouvre sur les témoignages de huit chrétiens engagés pour les animaux, dont deux prêtres. Bien qu’ils soient originaires de Suisse, de France, d’Espagne, d’Angleterre ou du Mexique, leurs parcours sont à divers égards similaires. Ils ont grandi dans des familles qui accordaient une grande importance à la religion et ont continué, une fois adultes, à en faire une dimension essentielle de leur existence. Dès leur plus tendre enfance, ils ont aimé les animaux, ont prié pour eux ou leur ont porté secours. Dans leur jeunesse, ils ont été profondément heurtés en découvrant l’indifférence, voire le mépris en paroles et en actes, manifestés envers les animaux par leur entourage, leur Église ou des membres du clergé auxquels ils se confiaient. « Depuis lors, écrit Estela Torres, je porte en moi cette question : comment ma religion, qui prône la compassion et la bonté, peut-elle ne pas étendre cette compassion aux animaux ? Comment a-t-on pu transformer l’amour infini de Dieu en un amour exclusivement réservé aux humains ? » (p. 35)
Pascaline Turpin (p. 101-122) et Éric Baratay (p. 123-135) apportent des éléments de réponse. Tous deux soulignent que sur le plan doctrinal, la relégation des animaux a eu lieu dès la période patristique, au moyen d’emprunts au bagage stoïcien et néoplatonicien. On a posé que seuls les humains étaient doués de raison et de libre arbitre, qu’eux seuls possédaient une âme immortelle, et que le cosmos avait été créé pour eux. Pascaline Turpin poursuit en exposant la conception de l’animal qui ressort de l’œuvre de Thomas d’Aquin. Éric Baratay s’intéresse pour sa part à des idées et des approches forgées plus tardivement et qui ont été successivement en vogue chez le clergé catholique français entre le XVIIe et le XXe siècle [7]. On retient de leur analyse qu’à de rares exceptions près, le recours à ces autres sources d’inspiration a conforté « une version du christianisme qui ne pense l’homme qu’en dévalorisant les animaux » (p. 124).
Le christianisme dispose des ressources nécessaires pour inclure les animaux parmi nos prochains
Le tableau brièvement esquissé à la section précédente concerne ce qu’a été, dans la majeure partie de l’histoire, la tradition dominante au sein des Églises chrétiennes. Mais il y a eu depuis les temps les plus reculés des courants et des auteurs chrétiens attentifs aux animaux. On peut par ailleurs puiser dans des vies de saints, d’ascètes ou de martyrs de touchantes histoires où des animaux manifestent des formes d’accès au divin au contact de ces chrétiens d’exception. Le chapitre signé par Pietro Chiaranz (p. 187-207) se situe en partie dans cette veine.
Il n’est pas forcément besoin de mettre en lumière des figures minoritaires ou oubliées de l’histoire chrétienne pour rehausser le statut des animaux. John Berkman a proposé dès 2009 de le faire sur une base thomiste dans un texte intitulé « Towards a Thomistic Theology of Animality ». Ce théologien catholique ne conteste pas la présence chez Thomas d’Aquin des affirmations les plus souvent retenues à son propos : que seuls les humains ont une âme rationnelle, que les animaux existent pour le bien des humains et que ces derniers n’ont pas de devoirs directs envers les bêtes. Mais Berkman souligne qu’on trouve aussi chez l’Aquinate des propositions éloignées des précédentes que l’on aurait tout intérêt à exhumer et à retravailler à la lumière des connaissances actuelles : par exemple, qu’il y a à bien des égards une continuité entre les animaux et les humains, ou que chaque créature manifeste la bonté de Dieu en vivant selon son propre telos. La contribution de Berkman à L’Église et la cause animale (p. 287-314) se situe dans le prolongement de ces réflexions. Il y propose de bâtir une étho-théologie morale dont le principe directeur est que Dieu veut que chaque créature s’épanouisse selon sa nature. Il appartient aux humains de comprendre les conditions d’épanouissement des membres de chaque espèce et d’en tenir compte dans leurs interactions avec eux. Ce schéma permet d’aboutir à des conclusions pratiques. Par exemple, ce que l’éthologie nous apprend des conditions d’une vie bonne pour les sangliers conduit à condamner l’élevage industriel des porcs.
Jusqu’ici, il n’a été question que d’apports postérieurs à la rédaction de l’Évangile. Mais – demandera-t-on peut-être – ne suffit-il pas de se reporter à la Bible pour découvrir ce que veut réellement le créateur pour les animaux ? Le problème est que les Écritures contiennent des passages obscurs ou contradictoires et qu’elles sont lacunaires sur bien des sujets. Didier Luciani, qui présente deux articles d’exégèse, l’un sur animaux d’élevage dans la Bible hébraïque (p. 315-351) et l’autre sur le salut des animaux (p. 165-184), se montre prudent dans les deux cas en se gardant de toute conclusion tranchée (sur la légitimité d’abattre des animaux pour leur chair, ou sur l’accès des animaux à la vie éternelle). Il n’en demeure pas moins que lorsqu’on veut plaider la cause des animaux dans une optique chrétienne, on trouve sans mal des passages de la Bible permettant de soutenir que Dieu les aime, qu’il veut leur bien, et qu’il les ressuscitera eux aussi à la fin des temps.
En raison de l’ambivalence des Écritures, les commentaires des théologiens et l’enseignement des Églises façonnent largement les croyances des fidèles. À certains égards, les interprétations du corpus biblique prennent à présent une direction plus favorable aux animaux. L’évolution du sens donné à la domination conférée par Dieu aux humains sur les autres animaux (Gn 1:26) en est un exemple. On ne soutient plus guère que ce verset indique que Dieu a placé les animaux sous la coupe des humains afin que ces derniers en disposent comme bon leur semble. Désormais, on soutient plutôt que Dieu a confié à l’humanité une responsabilité particulière : celle d’être son assistante pour prendre soin de la création. C’est en cela que les humains sont à l’image de Dieu : le créateur attend d’eux qu’ils se conduisent sur Terre en représentants de la volonté divine.
Les points précédents indiquent qu’il est possible de puiser dans la culture chrétienne de quoi préconiser un comportement altruiste envers les animaux. Pour l’heure cependant, les autorités religieuses mettent peu d’énergie à le faire savoir aux fidèles.
L’évolution vers une charité chrétienne étendue aux animaux est à peine entamée
« Le chemin à parcourir sera encore long pour que tous les responsables religieux prennent pleinement conscience de la place des animaux dans le dessein de Dieu, et que les chrétiens dans leur ensemble intègrent vraiment dans leur vie le respect des animaux », écrit Jean Gaillard, tout en affirmant que « depuis cinquante ans, une lente, trop lente évolution est en cours dans les milieux chrétiens. » (p. 27)
L’encyclique Laudato Si’ (2015) du Pape François, mentionnée par quinze des vingt coauteurs de L’Église et la cause animale, illustre à merveille les mots de Jean Gaillard. Quand on isole certaines phrases, on est tenté de conclure à une rupture totale avec ce que fut, des siècles durant, le discours de l’Église à propos des animaux. Le souverain pontife écrit par exemple que « La fin des autres créatures, ce n’est pas nous » (LS, § 83), ou encore que « La vie éternelle sera un émerveillement partagé, où chaque créature, transformée d’une manière lumineuse, occupera sa place […] » (LS, § 243). Carmody Grey et Jakub Kowalewski qualifient cette dernière affirmation de « développement doctrinal le plus important » contenu dans l’encyclique, tout en notant que bien peu de commentateurs l’ont remarquée (p. 223). Si on prend le temps de parcourir les 188 pages de Laudato Si’, on comprend pourquoi les passages précités n’ont guère retenu l’attention. De cette lecture, on retient avant tout l’appel à remédier aux problèmes environnementaux en raison de leurs répercussions sur l’existence humaine, et l’exhortation à le faire en se préoccupant en priorité des pauvres. Bien que mentionnés par endroits, les animaux restent globalement absents du texte en tant qu’individus – en tant que sujets d’une vie dont le déroulement leur importe. Ils sont noyés dans des considérations sur les écosystèmes, sur la biodiversité et sur nos relations avec « la Terre ». C’est pourquoi Ruby Alemu et Fabien Revol, qui signent le chapitre de L’Église et la cause animale consacré à Laudato Si‘ (p. 143-161), considèrent que l’encyclique ne marque qu’une ouverture limitée aux animaux.
Les quelques paragraphes que le Catéchisme de l’Église catholique [8] consacre aux animaux (CEC, § 2415-2418) inspirent un sentiment du même ordre. On y lit que les animaux bénéficient de la sollicitude divine, et que par conséquent les humains leur doivent la bienveillance. Néanmoins, il est permis à ces derniers d’utiliser ces autres créatures de Dieu, à condition de le faire raisonnablement, sans gaspiller des vies ni infliger des souffrances inutiles. L’ouverture est là encore limitée, car rien ne vient préciser quelles utilisations humaines des animaux provoquent des souffrances ou des morts inutiles, et sont donc à proscrire. Comme le rappelle Margarita Carretero Gonzàles (p. 85-94), l’Église ne condamne même pas la corrida.
Il y a plus : dans le cadre de sa pratique religieuse, un chrétien peut aujourd’hui encore ne jamais être incité à réfléchir aux implications de sa foi sur les rapports qu’il entretient avec les animaux, alors qu’on l’instruira cent fois de la protection due aux embryons et fœtus humains.
Conclusion
L’Église et la cause animale est un recueil de bonne facture. Il ouvre une fenêtre sur l’activité des chrétiens déterminés à mettre la question animale à l’ordre du jour au sein de leur Église. Pour y parvenir, ils publient des écrits, organisent des rencontres, ou animent des associations confessionnelles centrées sur les animaux. On croise au fil des pages des responsables de certaines d’entre elles, telles que Notre-Dame de toute pitié, Fraternité pour le respect animal, ou Catholic Concern for Animals.
Pour qui voudrait goûter au fruit du travail de ces chrétiens, terminons par un conseil de lecture : on trouve en libre accès un rapport intitulé A Policy Framework for Churches and Christian Organizations édité par le CEFAW en 2020. Ce document, qui porte sur la condition des animaux d’élevage en Grande-Bretagne, est évoqué par David Clough (p. 349-352), qui en est l’un des coauteurs. Il constitue une bonne illustration de la démarche consistant à s’adresser aux chrétiens et à leurs Églises d’une manière qui débouche sur des recommandations concrètes d’actions à entreprendre.