Le Salut pour les animaux ? - Béatrice Kirch-Tougard

, par Estela Torres

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Cette question est-elle provocatrice ou simplement sans fondement ? Pourtant, ouvrons la Genèse. Dès le premier chapitre de ce premier livre, nous voyons Dieu créer les animaux et apposer sa signature à son œuvre par un regard et une parole d’amour : Dieu les bénit (Gn 1, 22). Or, la bénédiction a ceci de particulier qu’elle s’avère définitive, tel un sceau : Le plan du Seigneur demeure pour toujours, les projets de son cœur subsistent d’âge en âge (Ps 33, 11). Dieu choisit donc de donner sa parole une fois pour toutes et de ne jamais revenir sur celle-ci : son amour est éternel.

Mais Dieu va être trahi dans son amour par l’homme : l’homme, créé libre, va se laisser égarer par son orgueil et se détourner de Dieu. Parce que l’homme, en tant qu’image de Dieu (Gn 1, 27), domine sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toutes les bêtes sauvages et toutes les bestioles qui rampent sur la terre (Gn 1, 26), les animaux vont subir, à l’instar de l’homme, la conséquence du péché originel commis par celui-ci. Cette conséquence, qui va désordonner la création, c’est la mort – par le péché est venue la mort, n’hésitera pas à affirmer vigoureusement saint Paul (Rm 5, 12). Bien qu’innocents du péché, les animaux sont entraînés dans ce désordre du fait de leur relation subordonnée à l’homme. Cette association, si elle signifie l’origine commune des animaux et de l’homme et, partant, leur fraternité au sein de laquelle l’homme, bien que cadet, gouverne - que l’on songe à tous les cadets de la Bible en qui Dieu mettra sa prédilection : Abel, Isaac, Jacob, Joseph, etc. - annonce également la fin commune de toute la Création. Parce que bénie est l’origine, bénie sera la fin : de mort, il n’y en aura plus (Ap 21, 4) car Dieu n’a pas fait la mort, il ne prend pas plaisir à la perte des vivants. Il a tout créé pour l’être (Sg 1, 13-14).

Rapidement après la rupture au jardin d’Éden, une théologie du salut s’esquisse. Comme prévu, la mort se répand sous ses différents aspects destructeurs sur toute la terre. Devant cet état de fait, Dieu se repentit d’avoir fait l’homme sur la terre et s’affligea dans son coeur (Gn 6, 6). Les termes sont intenses et suggèrent que cette affliction divine est l’avers et à la mesure d’un vertigineux amour. Pour enrayer le flot de sang des violences, Dieu va d’abord répondre par le flot du déluge. Pourtant, et malgré ses dires, il ne se résout pas à faire disparaître de la terre toute chair (Gn 6, 13). Il y a là comme une contradiction entre ce que Dieu a décidé (Gn 6, 13) et ce qu’il fait puisqu’il se choisit "un petit reste" parmi les hommes (Noé et les siens) et parmi les animaux - deux de chaque espèce(Gn 6, 19). Ce petit reste - considérable quand on y songe ! - représente en réalité une métonymie de la partie pour le tout. Dieu, au fond, ne veut pas effacer son oeuvre comme un vulgaire brouillon mais la régénérer : la sauver. Plutôt que de faire table rase, il va faire avec ce qui existe déjà et manifester ainsi d’autant mieux son amour pour cette création blessée (comme un père ou une mère va redoubler de douceur et de tendresse pour celui de ses enfants qui est le plus fragile). L’alliance noachique révèle en effet que Dieu est le Père de toutes les créatures - Voici que j’établis mon alliance avec vous et vos descendants après vous, et avec tous les êtres animés qui sont avec vous (Gn 9, 9-10) - et que cette paternité ne souffrira pas de remise en question ni n’est soumise à condition : tout ce qui est ne sera plus détruit (Gn 9, 11). À travers les différents couples d’animaux (végétariens et carnivores) entrés dans l’arche, ce sont par conséquent tous les animaux que Dieu souhaitent sauver.

Le chapitre 11 d’Isaïe nous livre une vision bouleversante, qui prolonge le motif de l’arche de Noë et le porte à l’échelle universelle. Le prophète nous parle d’un temps oùu les rapports de domination et prédation entre les êtres n’existeront tout bonnement plus et auront été remplacés par des relations pacifiques et même fraternelles. Que l’on relise ces versets dignes des fioretti franciscains : Le loup habitera avec l’agneau, la panthère se couchera avec le chevreau. (...) Le lion comme le boeuf mangera de la paille. Le nourrisson jouera sur le repaire de l’aspic (Is 11, 6-8). Dans cette vision eschatologique, c’est la création restaurée - sauvée - qui nous est montrée, une création pacifiée, sous l’égide de Celui sur qui reposera l’Esprit de Yahvé (Is 11, 2). Cet Esprit et son mandataire sont pourvoyeurs de justice, comme le répètent à l’envi les neuf premiers versets de ce chapitre 11 d’Isaïe. Or, si la justice se manifeste spécialement dans la protection des faibles, des petits, des humbles(Is 11, 4) et dans la paix entre les "forts" et ces derniers, il est raisonnable de penser que la justice apportée par ce sauveur s’ètendra aux animaux, qui sont les faibles par excellence - sinon en force, du moins en intelligence - les humbles, que l’orgueil n’a pas taché, et qui, s’ils ne s’avèrent pas tous inoffensifs, sont tous innocents.

Pour terminer, tournons-nous vers Saint Paul. L’apôtre du Christ Seigneur de l’univers répond dans son épître aux Colossiens à notre interrogation initiale, avec une concision ardente qui n’a d’égale que son amplitude : c’est en lui [le Christ] qu’ont été créées toutes choses, dans les cieux et sur la terre (...), tout a été créé par lui et pour lui. Il est avant toutes choses et tout subsiste en lui. (...) Dieu s’est plu à faire habiter en lui toute la Plénitude et par lui à réconcilier tous les êtres pour lui (...) en faisant la paix par le sang de sa croix (Col 1, 15-20). On le voit, Saint Paul ne parle pas de la rédemption des seuls humains : il n’hésite pas à englober dans l’oeuvre du salut tous les êtres. Cela est remarquable quand on sait qu’il a d’abord fait éclater la notion du salut réservé aux seuls Juifs en apportant l’Évangile aux païens, et ce, quelle que soit leur condition sociale - ainsi, il n’a pas négligé les esclaves. Voilà qui, à une époque où Israël et la totalité du continent européen sont sous domination romaine et où l’esclavagisme est légal et répandu, apparaît doublement révolutionnaire. Mais, pour Paul, ce n’est pas encore assez ; et il développe auprès des Colossiens sa pensée théologique. Plus loin que tous les autres apôtres, il reconnaît dans le Christ le sauveur, le seigneur et le pacificateur unique et universel - tous règnes confondus. Si donc l’homme, par son manque de confiance en Dieu, a introduit et répandu la mort dans la création toute entière, le Christ Seigneur, qui a vaincu la mort par sa propre mort et sa résurrection, l’a vaincue non seulement pour tous les hommes qui veulent vivre de sa vie mais pour toutes les créatures. Cela revient à dire que le Christ est venu pour régénérer tout l’univers, depuis jadis, en passant par aujourd’hui et jusqu’à la fin des temps. Les animaux, innocents du péché, sont donc bien promis au salut et à la paix qu’annonçaient déjà la Genèse et Isaïe.